Michel Onfray et Nietzche dans Le Monde
Philippe Brindet
17 Juillet 2008
Michel Onfray était interrogé par le quotidien de la pensée politiquement correcte (édition papier du 11 juillet 2008) sur son rapport à Nietzche. Animateur (unique?) de l'Université Populaire de Caen, il annonce un séminaire pour ouvrir un renouveau aux études nietzchéennes en France à la suite de l'échec selon Onfray, du Colloque de Cerisy.

Quand on a lu Onfray, on ne peut s'empêcher de suggérer que le problème principal de Onfray, pour Onfray, c'est Onfray lui-même. Il n'y a pas pour Onfray de philosophe sans Onfray. Ou autrement dit, il ne peut exister de philosophie qui ne soit pas pensée de Onfray. C'est un peu primaire, mais çà semble efficace puisque la réputation du "penseur des philosophes" est en France assez immense pour que le quotidien du politiquement correct lui consacre presque une page complète. Pendant les vacances, concédons-le.

Ainsi pour parler de son rapport à Nitezche, Onfray commence par parler de son rejet définitif, à l'issue de l'adolescence, du catholicisme dans lequel dit-il il avait été "formaté". On peut penser que ce formatage dans les années 70 de la jeunesse de Onfray, ne devait pas être bien avancé pour qui connaît l'état doctrinal et pratique du catholicisme en France depuis cette époque.

Son rejet se serait provoqué naturellement à la lecture de la triade infernale Marx - Nietzche - Freud. La référence est amusante dans sa ... fraîcheur...

On est un peu étonné de la modicité de sa lecture de Marx qui "me prouvait qu'on pouvait ne pas trouver indépassables l'horizon du capitalisme et la paupérisation qui l'accompagne immanquablement". Pour un jeune homme en révolte, Marx est plus souvent le théoricien de la pratique révolutionnaire de la lutte des classes jusqu'à la dictature terroriste du prolétariat. Michel Onfray agé dit un Michel Onfray jeune bizarrement modéré.

On est encore plus étonné de sa lecture de Freud qui lui aurait démontré que le monde n'était pas... rendu sourd. Passons, mais, pour un philosophe, fut-il jeune, c'est un peu court sur la psychanalyse surtout si on la met en relation avec le marxisme. On concèdera que Freud est lui-même très peu un philosophe. Et passons à Nietzche.

Onfray partageait la même page du Monde sur Nietzche avec une enseignante de philosophie qui écrivait une simple colonne (voir notre analyse, "Les tristes illusions d'une enseignante de philosophie"). Les deux auteurs partagent une même vision globale de la pensée de Nietzche. Elle est d'abord une éructation antichristique. On retrouve d'ailleurs le ton de l'éructation dans les deux textes publiés par Le Monde.

Mais pour Onfray, la philosophie est "le produit immanent d'un corps qui est ... la Grande Raison." Onfray tire cette idée de la Préface du Gai Savoir. Bon. Admettons. On est un peu étonné que Onfray soit conduit à rejeter le théisme du christianisme pour lui préférer l'idolâtrie de la "Grande Raison". Mais l'anti-symétrie s'arrête là. Parce que si le christianisme se dit comme la Révélation d'un Dieu Trine, cette révélation ne peut se dire qu'à une raison particulière d'un homme particulier, conscient de sa liberté, même si partout "il est dans les fers", pour parler comme le Rousseau du Contrat social.

Ainsi, pour Onfray la philosophie qui lui a fait rejeter le christianisme est essentiellement un objet matériel, produit par un corps matériel, la Grande Raison, comme l'urine par un animal. Il n'y a plus aucune liberté. Il n'y a même plus d'homme particulier mais seulement un corps divin, la Grande Raison dont coule la philosophie comme une pisse.

On est encore plus étonné d'une seconde réflexion de Onfray, pour qui la grande avancée de Nietzche est la découverte du "surhomme", qui "est celui qui connaît la nature tragique du réel et sait que, dans un monde où la volonté de puissance domine, il n'y a guère de place pour la liberté, qui .. finit par aimer son destin ...". Ce n'est plus la Grèce, c'est l'Islam du Inch' Allah.

Mais alors si le produit de la philosophie de Nietzche est le surhomme, à quoi sert la philosophie à ce dernier ? Il lui suffit de la soumission à son destin, et il n'a nul besoin de la Grande Raison.

Onfray parle de "désinfecter" le surhomme et de l'appliquer par exemple à Epicure. Ne révèle t'il pas ici une incompréhension majeure de deux dimensions pourtant essentielles et développées comme telles par les études nietzchéennes en Allemagne.

La première dimension de la pensée de Nietzche, pensée que les Allemands ne tiennent pas pour une philosophie comme celle de Kant ou de Hegel, est un développement de la théorie du suicide chez Sorensen. Parce que l'achèvement de l'homme qui le consacre en surhomme ayant assumé pleinement son destin, c'est le suicide.

La seconde dimension de la pensée de Nietzche, particulièrement sensible dans l'école allemande, c'est que le surhomme est radicalement la reprise de l'héritage grec par le Germain. Il ne peut exister de surhomme qui ne soit pas d'abord un Allemand.

Ces deux choses semblent complètement échapper à Onfray. C'est dommage. Leur prise en compte pourrait peut-être l'aider à ne pas commettre de contresens dans son opération, peut-être salutaire, de ré-évaluation du surhomme.

Mais, Onfray devrait aussi se souvenir de deux choses.

La première c'est que, même si celà déplaît à un "philosophe rationaliste français", la pensée de Nietzche est à la fois tributaire et entièrement réalisée par l'oeuvre de Wagner. Le surhomme, c'est Siegfried plongeant en petite brute germanique son épée dans le flanc de Fafner, ce sympatique dragon des forêts germaniques, pour paraphraser Debussy.

La seconde, c'est que l'irrésistible (semble-t'il) attraction des philosophes français, autrement dit "athées", pour le surhomme vient de leur rejet de la théologie catholique de la Rédemption par le Sauveur. Dans la démarche philosophique française, c'est-à-dire dans une démarche athée jaillissant du catholicisme, le surhomme de Nietzche n'est jamais que l'exact anti-symétrique d'une image d'Epinal du Christ, une vulgaire statue d'anti-Christ saint-sulpicien, une anti-bondieuserie petite-bourgeoise "Biedermeier" de pasteur luthérien, croyant ainsi jeter sa gourme aux orties. Nul.

- - -