Roederer - choisir entre émigrés et réfugiés, ou la fortune des révolutionnaires
Philippe Brindet
11 Juillet 2008
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Désespéré par l'effondrement des assignats en 1794, Roederer propose une solution : rallier les émigrés de la première révolution, souvent nobles et possédants, de façon à gager sur leurs biens la monnaie dévaluée de la République.

Dans un article du Journal de Paris du 24 thermidor An IV (N0078687_PDF_1_27.pdf - BNF300508), dont Roederer était rédacteur et propriétaire, Roederer identifie trois vagues d'émigrés. Parmi eux se trouvent les émigrés épouvantés par l'état de la République après les massacres du 10 aout 1792. Pour eux, en ne punissant pas les auteurs des massacres, ou bien la République était une tyrannie parce qu'elle approuvait leurs crimes, ou bien elle était une anarchie si elle ne pouvait pas punir ces criminels.

Parmi ces émigrés du "10 août", se trouvent pourtant des individus acquis à l'idéologie des droits de l'homme. Selon Roederer, ils étaient d'ailleurs pourchassés par les émigrés du 14 juillet 1789, fieffés royalistes, qui les dénonçaient aux autorités européennes, ou les pourchassaient directement en ces temps troublés.

Voilà un détail qui n'est pas vraiment connu de l'Histoire officielle sur la Révolution et les droits de l'homme.

Roederer (page 6) se livre à un saisissant raccourci sur la révolution robespierriste, raccourci par lequel il oppose les hommes de proie aux hommes d'état. Dans leur confrontation, triompha le crime. On ne peut mieux résumer la période révolutionnaire.

Roederer recherche une condition nécessaire à la liberté de rentrer pour les émigrés qui sont de bons citoyens, entendons par là qu'ils adhèrent à l'idéologie des droits de l'homme. Il faut encore qu'"ils n'aient pas portés les armes contre la France", en un mot, qu'"ils n'aient point été criminels envers leur patrie". En effet, Roederer leur interdit de tirer argument d'une lutte légitime contre la tyrannie, parce que dit'il "la tyrannie était au centre et dans quelques hommes. La République était aux frontières et dans les armées". (page 8)

Roederer commentant Marchena, déduit de l'histoire que les royalistes constitutionnels doivent rentrer en France dans la République pour lutter contre les royalistes aristocrates, en perdant leur espoir d'une "royauté sans base". En effet, " la révolution est fixée au régime républicain ; dans ce régime seul peut aujourd'hui se trouver la liberté." (page 9)

Roederer désigne très classiquement l'ennemi de la Révolution et donc de la République. "Ce ne sont pas les patriotes de 89, ce ne sont pas les constitutionnels de 91, ce sont les mêmes hommes pour qui ce qu'il y avait de bon et de grand dans la révolution de 89 a été un malheur insuportable et qui ont trouvé dans les maheurs qui l'ont suivie, plutôt une consolation ou une vengeance qu'un nouveau motif de la détester. Ce sont ces hommes seuls dont les voeux absurdes conspirent aujourd'hui avec Coblentz contre la République". (p 11)

Roederer illustre les bons émigrés que sont les constitutionnels en citant la conduite éclatante de Talleyrand en Angleterre et en Amérique et la conduite remarquable de Montesquiou. Il les oppose aux émigrés débarqués à Quiberon. Il souligne aussi "leurs talents éclairés" qui manquent si cruellement à la République. Il invoque Machiavel qui accueillirait les "suppôts de l'ancien régime" pour soutenir avec plus de vaillance les visées de la République. (p. 15) Et il cite aux Etats-Unis le cas de Adams qui fit toute la Guerre d'indépendance aux côtés des Anglais pour devenir ensuite un des pères de la Constitution. Roederer rappelle aussi le cas de "M. d'Orléans qui vote la mort de Capet son parent ...". Il ne sait pas alors que ses louanges s'adressent à unfutur guillotiné.

Le rappel des "bons" émigrés est d'intérêt pour les finances de la République (page 16). En effet, "les biens des Réfugiés ne peuvent se vendrent que difficilement et à vil prix ..." parce qu'"on ne regarde point les biens des réfugiés come légitiemement acquis à la nation. ... L'intérêt de vos finances a beau vous dire de les vendre, l'intérêt particulier interdit de les acheter." Et Roederer compare la situation présente des biens des émigrés avec ceux acquis à la Révocation de l'Edit de Nantes qu'"il a fallu rendre quatre-vingt-quatorze ans après leur spoliation."

Roederer soutient que "la réunion du bien des émigrés au domaine national est une conquête ou si vous voulez un butin fait sur l'ennemi." Selon Roedrer l'émigré se met hors la loi et il ne peut donc plus invoquer la protection de la loi pour retrouver la possession de son ancien bien saisi selon la loi de la guerre. (page 20)

Roederer soutient que le prétexte des émigrés de la fuite par la peur a bon dos. En effet, selon Roederer, "les attentats commis en France contre la sûreté des personnes et des biens avant le 2 Septembre ou le 12 août 1792, se bornent à huit ou dix meurtres et à l'incendie de cinq à six châteaux." (p. 20)

La thèse de Roederer est donc la suivante. Les émigrés doivent être bannis perpétuellement et leurs biens sont régulièrement acquis à la Nation. A la différence, les réfugiés doivent être rappelés et leurs biens rétrocédés de façon à les encourager à être de fidèles serviteurs de la République. (p 24)

Pour être admis comme réfugié avec droit de rappel, "il faut que chacun, individuellement, produise une preuve, et de la fidélité à son pays et de la date de sa fuite et des motifs légitimes quil a eu de fuir. Il faut au moins que l'on n'ait pas de preuves contre lui ou que la notoriété ne l'accuse point." (p. 27)

Analyse de Philippe Brindet
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Cet article de Roederer est une pièce interressante au soutien de la thèse selon laquelle la révolution a été actionnée par des aristocrates que Roederer désigne comme des "royalistes constitutionnels". On peut presque se demander s'il ne ferait pas porter cette étiquette à Louis XVI en personne, s'il n'était pas mort.

Que l'on entende bien. Il a existé des acteurs de la révolution dans le Tiers-Etat. Leur rôle est évident, indéniable. Mais, la Révolution aurait été impossible sans les "royalistes constitutionnels" et donc sans l'appui volontaire, conscient, de Louis XVI et des dignitaires les plus élevés de la Cour. Bien entendu, le duc d'Orléans est le premier agent des royalistes constitutionnels. Il aura même été contraint de devenir jacobin et conventionnel. C'est là où la folie révolutionnaire l'élimine avec tant d'autres "royalistes constitutionnels", même reconvertis au robespierrisme et au terrorisme les plus honteux.

Une seconde caractéristique de la position de Roederer a été répétée par les épigones qui ont présidé à la lamentable célébration du bicentenaire de la Révolution de 1789. La "sainte" révolution est celle de 1789 tandis que l'horreur de 1793 ne s'explique que par l'action d'individus "assassins". Des tueurs et rien de plus. Bien entendu, ni Roederer ni les maîtres de l'Université qui fêtaient 1789 n'ont jugé utile de désigner ces coupables individus. Et il est bien entendu interdit absolument de le faire.

D'ailleurs, Roederer emporté par sa vraie nature de terroriste, parce que ses arguties de "modéré" ne sont jamais que des arguties que ses actes ont toujours niés, considère que les crimes de la seconde révolution se limitent à bien peu de choses, "huit à dix meurtres et à l'incendie de cinq à six chateaux".

Aussi, la glorification de 1789 se limite en pratique à l'interdiction d'utiliser à des fins partisanes des agissements de 1793, condamnables en soi, mais somme toute relativement "limités quant à leur horreur et à leur quantité".

On se rappelera que Friedrich Engels, notamment dans 'Socialisme scientifique', écrit après la mort de Marx, a littéralement "exécuté" pour toujours la révolution bourgeoise de 1789 pour ne retenir que la "pure révolution" prolétarienne de 1793 que porte le babouvisme, père du marxisme et surtout du léninisme.

De ce point de vue, si l'antagonisme de classe n'a jamais été, au XX° siècle, qu'un instrument de mobilisation de troupes révolutionnaires, on peut concevoir que la considération de l'opposition entre les motifs de 1789 et ceux de 1793 pourrait être une source féconde d'analyse politique, qui sans renier l'analyse marxiste, tiendrait compte de sa faillite en ce qu'il n'a probablement jamais existé d'antagonisme de classe qui expliquerait la société en soi. Mais il existerait, pour guider les individus de pouvoir, deux voies antagonistes pour leur permettre de parvenir à l'oppression de la société toute entière : celle des rationalistes et celle des bestiaux. Les uns servent les autres et ils se partagent dans une horrible alternance ce pouvoir d'oppression qu'ils invoquent sous le terme de "bien commun".

Pour comprendre le caractère bien relatif du "modérantisme" des admirateurs de 1789 qui, comme Roederer, sont prétendument opposés aux horreurs de la Terreur, on peut rappeler ce fait.

Le 10 août 1792, au début des événements que l'on connaît, Roederer vint trouver Louis XVI aux Tuileries et le convainquit de venir se réfugier avec sa famille dans la loge du logographe, un ancêtre des sténographes qui tenait le compte-rendu écrit des séances, à l'Assemblée Nationale alors voisine (Voir C. Manceron, réf). La loge était une petite cellule sous la tribune du Président de l'Assemblée, dotée d'une fenêtre grillagée qui donnait sur la salle. Elle était grande pour permettre à trois hommes de suivre les séances. La famille royale y fut détenue pendant vingt-quatre heures, dans une chaleur étouffante, sans aucun sanitaire. De cette façon, Roederer parvint à séparer le roi de ses fidèles encore installés au palais des Tuileries, cerné par les émeutiers de Danton. Les Suisses et autres royalistes furent abominablement massacrés, trompés par de faux ordres du roi de ne pas se défendre. Roederer fut donc le principal responsable de la destruction des dernières protections possibles du Roi. La famille royale fut alors enfermée dans une petite tour du Temple, qui servait de logis à un secrétaire de l'Ordre de Malte (Voir G. Lenôtre, ref). Et de ce fait, le roi devint la proie de la Convention qui se trouva alors devant le dilemme d'être des criminels pour lèse-majesté ou de supprimer le Roi, ainsi que Robespierre le leur démontra.

Il faut donc bien mesurer ce que le modérantisme signifie au sujet d'un révolutionnaire. Il a seulement la liberté de trouver un autre révolutionnaire moins féroce que lui. Cet autre révolutionnaire est un modérantiste. C'est tout.

On note enfin que le bannissement des émigrés est exigé par la volonté des révolutionnaires au pouvoir de se saisir personnellement des biens des émigrés. Ces émigrés ne doivent jamais revenir sous peine de mort. Par contre, les réfugiés, après une enquête approfondie sur leur "bon" état d'esprit, doivent être enrichis pour devenir à leur tour de bons serviteurs de la République. En un mot, rester laquais. Comme le Kant de 'Qu'est-ce que les Lumières', l'esprit républicain est un esprit de laquais. Serviteur du Roi ou serviteur de la République ? Laquais toujours.
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