Une route et une passion amoureuse
Philippe Brindet
18 janvier 2009


Dans un film étonnant, "Sur la Route de Madison", une aventure de quatre jours entre une mère de famille, Francesca, et un photographe, Robert Kinkel, conduit ses protagonistes vers une bien triste situation. Ils vivent une réelle passion, en ce sens qu'ils sont littéralement jetés l'un en l'autre sans qu'ils l'aient réellement choisis. Et la situation engendrée par cette passion est impossible. Une telle situation peut être représentée comme une véritable oeuvre d'art. C'est bien ainsi que l'on voit le film de Clint Eastwood. C'est en tout cas la raison pour laquelle ce film est diffusé. Et de ce point de vue, on peut penser que le film de Clint Eastwood est un chef-d'oeuvre, très caractéristique du début du XXI° siècle.

Il existe un autre point de vue de ce film. Il représente une sorte de laboratoire des comportements humains, un peu comme Balzac concevait son oeuvre de romancier. Dans une telle conception, on pourra avoir le point de vue de la psychologie ou celui de la morale. N'y insistons pas.

Le christianisme est souvent présenté comme une religion un peu comme le mariage est représenté comme une institution sociale. Or, les gens mariés sont au moins de deux sortes : ou bien, ils vivent leur mariage comme un état juridique des personnes tel que le Droit peut l'appréhender, ou bien comme le lieu d'une passion amoureuse, permanente et interminable.

Et c'est bien ainsi que le christianisme, particulièrement dans le catholicisme romain, considère le mariage. Il faut cependant reconnaître que cette considération est souvent contestée. C'est dommage. Refuser le mariage comme réalité amoureuse rend presque incompréhensible la théologie la plus fondamentale. Ainsi, dans la théologie chrétienne la plus authentique, le mariage le mieux accompli est l'image de l'Eglise. Et ce mariage accompli est aussi l'image de l'unité dans la Trinité. Ainsi quand la théologie considère le couple amoureux et le mariage, elle trouve un moyen de connaitre Dieu et de l'Eglise. Et c'est ainsi que l'humanité peut avancer dans la connaissance de Dieu et de l'Eglise.

Inversement, lire et relire ce que la théologie dit de Dieu permet de comprendre ce qu'est la passion amoureuse, et il faut considérer sans cesse ce qu'est le mariage pour avancer dans la compréhension de ce qu'est l'Eglise et le Christ.

Cette compréhension, je veux en voir un signe, presque caché dans le film de Clint Eastwood. Lorsque Robert Kinkle quitte la petite ville où il a rencontré Francesca, il pleuvait. Francesca est seule dans la voiture de son mari qui est parti faire une course. Robert est filmé seul sous la pluie regardant Francesca dans la voiture. Leur situation impossible est représentée sobrement, sans mots. Puis, Robert retourne dans son véhicule quand le mari de Francesca revient. Et le véhicule de Robert précède à un feu rouge celui de Francesca et de son mari. A l'arrêt, vu de la voiture de Francesca, Robert semble chercher quelque chose sur la place du passager.

Francesca en voix off regrette les jours passés où il se serait penché vers elle.

Quand Richard se redresse, la caméra le montre de dos, enroulant un chapelet autour du rétroviseur intérieur de sa voiture. Et la voiture s'en va, la croix seule se détachant sur le flou du pare-brise qui s'éloigne. En quelques images, tant de choses sont dites. Le renoncement à la passion et le sacrifice de la croix sont mis en parallèle. La séquence mêlant la passion refoulée et le petit geste de Robert, le mouvement de la croix peuvent ne pas être perçus. Mais son importance est capitale et montre combien un film peut être porteur d'une haute connaissance religieuse, offerte à la vue de tous et que chacun peut intégrer ou non.

Renoncement à la passion amoureuse et sacrifice de la Croix ? Que l'on ne se méprenne pas sur notre expression. Elle n'est là que parce que d'autres mots meilleurs ne se sont pas trouvés.

La Croix n'est pas un rejet de l'amour humain, même passionné. La Croix n'est pas non plus la plus haute expression de l'amour humain, même si l'on dit que l'humanité du Christ expire sur la Croix dans le plus grand amour qu'un humain puisse offrir. La Croix dépasse infiniment la passion humaine, à un point tel qu'Elle ne lui est pas comparable. C'est le contraire. C'est la passion de Robert et de Francesca qui donne une indication sur l'immensité du Sacrifice du Christ. De même, la considération de la Trinité ne nous est d'aucun secours sur la perception de l'amour humain. C'est le contraire. L'amour humain peut nous donner une image de la réalité de l'amour trinitaire que nous devons appréhender dans la mesure de nos moyens, par d'autres moyens.

Une question taraudera toujours celui ou celle qui considère la passion de Francesca et de Robert. Cette passion était-elle morale, était-elle juste ?

Un strict formalisme conduit à une réponse négative. Mais le christianisme nous enseigne que l'être humain n'est pas fait pour le formalisme. Comme précédemment, c'est le contraire. C'est le formalisme qui est fait pour l'homme. Que l'on n'en déduise pas que le formalisme est librement généré par les circonstances, ou les conditions sociales, historiques ou politiques. Le formalisme est une aide. Et si une aide change au milieu des difficultés, comment pourrait-elle être une aide ? Aussi le formalisme de la loi doit il être invariable, ou très faiblement variable. Mais le Christ nous enseigne que la Loi est faite pour l'homme et non l'homme pour la Loi.

Lorsque le mari de Francesca meurt, au lieu d'accuser l'épouse de l'avoir trahi, il lui demande pardon de ne pas avoir su réaliser ses rêves. Quelle leçon nous donne cet homme médiocre, ridicule mari trompé. Cet homme pardonnant sans juger nous montre quel formalisme peut exister dans une société chrétienne. Il existe ce formalisme, et les gens le suivent. Mais, il est fait pour aider les gens. Et quand il n'est pas suivi, ceux que ce formalisme protège pardonnent. Non pas en attendant une réparation ou une quelconque justification. Ils pardonnent sans juger. Gratuitement.

Et cet amour passionné nous enseigne quelque chose sur l'amour de Dieu. Cet amour impossible entre Dieu Transcendant et sa créature sauvée par l'Incarnation et le rédemption du Christ. Nous ne cherchons pas Dieu dans cet amour. C'est Lui qui nous cherche et nous qui nous dérobons à cet amour. Pire, quand nous sommes chrétiens, nous qui trahissons cet amour. La Passion du Seigneur est toute entière, non pas tant dans le terrible supplice enduré par Jésus que dans l'assomption de ces refus, de ces trahisons, des hommes de tous les temps.

Lorsque Robert et Francesca ne peuvent se rencontrer dans cette passion accidentelle, leur souffrance est l'image de la souffrance de Dieu méprisé par l'humanité. Parce que Dieu souffre dans le Christ de cette séparation d'avec l'homme. Lorsque le mari de Francesca pardonne, son amour est l'image de l'amour de Dieu qui pardonne à l'homme qui se confie à Lui.

Et le film de Clint Eastwood nous semble apporter un éclairage supplémentaire sur la vie humaine et Dieu. La Croix qui se place entre Robert et Francesca, cette Croix qui prend visuellement la place de Francesca pour Robert et celle de Robert pour Francesca, n'est pas un renoncement à l'amour. Elle n'est pas la cause de leur séparation librement et terriblement assumée par les deux protagolistes. Cette Croix n'est pas non plus une consolation des affligés, comme si le fait que le Christ a plus souffert que moi pouvait me consoler de mes éventelles souffrances. La Croix est l'accomplissement de la vie humaine totalement assumée avec sa faiblesse. Robert s'éloigne de Francesca dans la présence de la Croix dans laquelle Robert va peu à peu se confondre. Et la dernière image qu'aura Francesca de Robert sera celle de la Croix qui, peu à peu, va l'absorber. La Croix ne remplace pas l'autre. Son souvenir déchire toujours le coeur de l'autre. Elle est l'accomplissement qui n'abolit rien, mais qui achève et donne le sens ultime de la vie humaine.

Et c'est en celà que la vie religieuse est l'accomplissement de toute vie humaine. Elle ne remplace aucune vie humaine. Elle l'accomplit en tant qu'elle est vie humaine assumée dans le Christ.

Décidément, le mélodrame filmé par Clint Eastwood contient bien plus qu'une romance entre gens médiocres.

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