Note de lecture - CONGAR, "Chrétiens désunis" - Chap VI
Philippe Brindet
22 mars 2009


Ecrit au courant des années 1930, cet ouvrage du futur expert au Concile Vatican II ouvre la voie à l'oeucuménisme établi par le Concile. Le chapitre VI de l'ouvrage de Congar porte sur l'orthodoxie. En réalité, il s'agit essentiellement de l'orthodoxie russe en exil telle qu'elle se disait dans les années de l'immédiat après Première Guerre mondiale, le communisme ayant littéralement vaincu et Dostoïevsky commençant à être lentement perçu comme un auteur spirituel en Occident.

Lorsque Congar s'intéresse aux Orthodoxes, c'est à une faction de théologiens qu'il accorde son attention et ne semble connaître les enseignements magistériels des Patriarches et Métropolites pourtant essentiels. Il oublie absolument toute manifestation liturgique pourtant si caractéristique de l'orthodoxie et il passe dans un silence étrange le fait que cette Eglise était en train de subir un martyre terrible en Union Soviétique.

Sur la liturgie, Congar n'est cependant pas aussi "muet" quand il affirme que dans les sacrements tout nous est commun avec les Orthodoxes. Oui et non. Les différences sont pourtant éclairantes, non sur les causes de division, mais sur un problème devenu plus grave qui est celui de l'impossibilité de la communion.

Congar expose d'abord ce qu'il tient pour éclairant de la mentalité de l'"homme russe", puis ce que serait une ecclésiologie orthodoxe.

Sur l'"homme russe"

Congar tient absolument à ce que l'orthodoxie russe soit platonicienne parce qu'elle tiendrait le mystère pour esssentiel. Bon. Mais il n'a pas d'argument convaincant. Le mystère dépasse largement l'idée platonicienne et le dévoilement de la vérité n'est pas la voie de la Révélation. Le mystère ne dévoile rien dans le christianisme. Il absorbe l'humanité du fidèle pour lui faire entrevoir la Réalité Ultime. Mais Congar ne nous éclaire pas sur cette question du platonisme orthodoxe qui serait un facteur de division avec le catholicisme.

D'abord, rien ne permet de dire que le mystère de la Foi qui est entièrement inclu dans le Sacrifice eucharistique fut plus orthodoxe que catholique, plus russe que latin. Enfin, le recours au "mystère" n'est platonicien que pour autant qu'on le confonde avec l'idée platonicienne ce qui est loin d'épuiser la théologie du mystère.

Mais toujours est-il que Congar voit l'homme russe comme un "théophore", ce qui est littéralement tiré des Frères Karamazov, dans le récit du Staretz. On ne peut donc qu'approuver cette conception de la "russitude", mais à condition d'en cerner les limites.

Tout d'abord, il ne suffit pas de disposer d'un passeport russe pour être un théophore, fut-on orthodoxe. Lénine, Trotsky, Béria étaient russes, mais pas des théophores, parce que non seulement ils n'étaient pas chrétiens, mais plus encore, ils étaient des ennemis du Christ qu'ils ont persécutés dans la chair de l'Eglise orthodoxe russe.

p. 254 :
"... l'Église s'est trouvée, en Orient, dans une situation de liaison à l'État qui - jusqu'à des changements récents dont rien de nouveau n'est encore sorti de ce point de vue - l'a empêchée de développer, réalité de sa vie et de sa théologie, le côté sociétaire, institutionnel, juridique."
Congar parle à partir de l'expérience d'une Eglise catholique exclue en France de tout rôle social, et qui était en train d'en conquérir un nouveau, qui très souvent, place l'Eglise en supplétif et soutien idéologique du pouvoir civil en place. Or, dans le temps que Congar écrivait, des millions de Russes orthodoxes mouraient de faim et de mauvais traitements dans le Goulag.

Les admirateurs de Congar devraient ne pas oublier cet oubli de leur auteur favori.

La séparation de l'Eglise et de l'Etat n'est pas envisageable si la société est majoritairement composée de chrétiens, et d'une majorité, non seulement démocratique, mais encore culturelle, en ce sens que les chrétiens doivent aussi détenir la plupart des expressions culturelles laïques. C'était le cas de la Russie tsariste jusqu'à la Révolution bolchévique. Il est donc faux de reprocher à l'orthodoxie ce qui était sa richesse, le fait qu'elle était insérée dans une cité chrétienne avec laquelle elle ne se distinguait que par sa mission propre : enseigner et célébrer.

p. 257 :
"La Russie ne s'est ouverte à l'Occident que pour recevoir de lui des leçons d'athéisme."
Cette critique se trouve chez certains auteurs russes. Mais elle est injuste. D'abord, l'être humain étant ce qu'il est et pas autrement, n'a besoin de personne pour concevoir l'athéisme. Les Russes malgré Tolstoï n'ont pas besoin de Diderot pour découvrir l'athéisme, même si Catherine II a bien reçu ce bizarre polygraphe. Il est exact que les révolutionnaires russes ont tout appris de Karl Marx. Mais, ce ne sont pas des hommes russes au sens où Congar peut rechercher l'"homme russe" qui pourrait lui dire ce qu'est l'orthodoxie. Le parti bolchévick était simplement une construction de cercles allemands. Or, non seulement la Russie a reçu autre chose que l'athéisme de l'Occident (Dostoievsky a été traducteur de Balzac et de Dickens), mais elle lui a donné aussi de nombreuses réalisations scientifiques (Metnikov, Mendeleiev) et artistiques (Dostoievski, Moussorgski). L'idée d'une Russie tsariste arriérée que le bolchévisme emporte au-delà de la modernité technique est une idée de pure propagande, fausse et destinée à manipuler l'opinion.

La Russie était en 1907 une grande et puissante nation en pleine expansion industrielle. Ses industries produisaient des locomotives, de formidables navires, des instruments de médecine et de chimie très avancés sur ceux de l'Occident. Au contraire, pendant qu'écrivait Congar, les Soviétiques entrainaient leur peuple dans un chaos primitif et barbare, le faisant manquer de tout. Congar est impardonnable de passer sous silence ce fait terrible.

p. 259 :
"L'homme russe est habité intérieurement par une question de nature proprement religieuse : quel est le sens dernier de la vie?"
Congar croit-il que l'homme russe soit différent de l'homme créé par Dieu ? Le sens de la vie est une question que se pose tout être humain à certaines circonstances de sa vie. L'orthodoxie n'est en celà absolument pas caractéristique d'une recherche spirituelle en soi à opposer au juridisme de la romanité.

p. 259 :
" Dès lors, tandis qu'en Occident on trouve facilement de l'indifférence à l'égard des choses religieuses et que l'Église devra s'y faire active, conquérante, et revendiquer les titres d'une religion formulée en obligations précises; en Orient, on trouvera une réponse extrême à la question du sens des choses, une réponse par tout ou rien, athéisme ou mysticité (2), et l'Église ne fera que proposer librement une réponse à une question spontanément posée, sans apporter à proprement parler une religion active, impérative, définie strictement et s'exprimant en obligations précises."
Pour risquer ce genre de généralités, il faut beaucoup d'esprit de système. Mais ici, on voit surtout une explication a priori d'une différence qui permet à Congar de produire un jugement faux sur l'Eglise latine en la différentiant artificiellement de l'Eglise russe.

La différence entre la romanité et l'orthodoxie est clairement perçue par Dostoïevski quand il fait parler Ivan Karamazov dans la légende du Grand Inquisiteur. Ce que la tendance slavophile reproche à la catholicité, c'est d'avoir transformé l'institution pétrinienne en un césaro-papisme, c'est d'avoir organisé l'Eglise romaine sans avoir besoin du Christ.

A la différence, l'immense richesse de l'orthodoxie se trouve dans son caractère d'autonomie, son explosion en Eglises autocéphales, qui toutes coopèrent sur un centre byzantin que Congar refuse de prendre en compte. La slavophilie est, en effet, on peut le lui concéder, une tendance très spectaculaire dans l'orthodoxie. Mais, le Patriarche de Byzance conserve une préséance doctrinale et de discipline qui, par une conception extrêmement forte de la Tradition, explique la pérennité et la force de l'orthodoxie. Le monachisme est aussi une force énorme. Il détient la direction de l'Eglise ce qui est loin d'être le cas chez les romains.

L'ecclésiologie orthodoxe

Congar ne peut s'empêcher d'opposer une position orthodoxe (celle du P. Boulgakov, in "L'Orthodoxie") qui est purement fantasmique avec une critique qu'il fait lui-même du centralisme monarchien de la papauté. Congar poursuit la querelle bicentenaire du gallicanisme et du jansénisme contre la papauté, avec la vieille querelle de la supériorité des conciles sur le Pape.

Or, la position que Congar fait prendre à Boulgakov est largement une mauvaise compréhension de ce que ce théologien pense de l'Eglise.

Par ailleurs, pour autant que la pensée de Boulgakov soit représentative, elle ne consttitue pas une position ecclésiale, dans la mesure où Boulgakov était un simple penseur, qui pensait ce qu'il voulait. Il n'était pas chargé de gouvernement d'une Eglise.

p 272 :
"On aura bien compris que, pour nous, l'ecclésiologie orthodoxe n'est pas tant fausse qu'incomplète : elle néglige le statut propre de l'Église militante; d'où sa méconnaissance plus ou moins radicale des réalités institutionnelles et juridictionnelles et, finalement, de la fonction du Siège apostolique."
Congar est bien contraint de reconnaître que cette position "orthodoxe" est celle d'un auteur du milieu du XIX° siècle. Ecclésiastique peut-être, mais individuel. Par ailleurs, les "réalités" institutionnelles et juridictionnelles de la romanité ne sont pas aussi éloignées de celles des Eglises orthodoxes que Congar veut bien le croire.

Congar réagit en note à la fin du chapitre, à un livre du théologien Vladimir Lossky qui critique notamment son chapitre sur l'orthodoxie.

Lossky, selon Congar, lui reprocherait deux choses :
1°) la grande différence entre l'orthodoxie et la catholicité réside dans le dogme ;
2° a) l'ecclésiologie orthodoxe n'accorde pas la place à la Russie que Congar lui voit,
2° b) l'ecclésiologie orthodoxe a aussi développé une tradition canonique institutionnelle et juridique.
Congar écarte la première critique de Losski en affirmant avec mépris que "le diversus sentire ne va pas contre le jus communionis" étant entendu que le Filioque est de sentiment théologique qui n'a pas empêché la communion jusqu'au Grand Schisme.

Pour répliquer à la seconde critique de Losski, Congar se fait plus mordant. On comprend que sa plume et sa position dans le monde de l'édition lui permettaient d'éliminer toute critique.
"Mais je reconnais volontiers qu’il y a autre chose (que le point de vue slavophile) dans l’ensemble de la théologie orthodoxe, en particulier chez les Grecs. L’ecclésiologie de ceux-ci est beaucoup plus proche de l’ecclésiologie commune des catholiques romains, à l’exception, bien sûr, de ce qui concerne le pape."
Même lorsqu'il concède un avantage à son adversaire, Congar se croit obligé de jouer les instituteurs : "L’ecclésiologie de ceux-ci est beaucoup plus proche de l’ecclésiologie commune des catholiques romains, à l’exception, bien sûr, de ce qui concerne le pape."

Congar se défend en "reprochant" à l'orthodoxie d'être restée "frustre" ce qui est pour le moins ... byzantin, parce qu'il ne s'est pas suumis aux trois étapes du progrès que le monde entier envierait à la catholicité : "Les Orientaux sont demeurés, en théologie, à l’école des Pères et n’ont pas connu ces trois faits majeurs du monde spirituel occidental que sont la scolastique, la Renaissance (avec le rationalisme et la critique qui en procèdent), la Réforme. Pour le bien comme pour le moins bon, ils sont d’un monde spirituel d’avant le XIIe et le XVIe siècles."

Or, même ceci est faux. On peut évoquer la Réforme du Patriarche Nikkon qui fit avancer la liturgie orthodoxe avec 5 siècles d'avance sur les catholiques et les luttes qui s'ouvrirent lorsque les luthériens arrivèrent à Moscou sous la Grande Catherine.

Que penser de l'évaluation de l'orthodoxie par Congar ?

Elle est erronnée et ne contient rien à retenir, sauf les critiques de Losski qui attire notre attention sur les différences dogmatiques perpétuellement "gommées" par les ecclésiastiques catholiques depuis Congar au prétexte d'un "jus communiandi". Il faut noter que Mgr Hilarion Alfeiev, chargé par le Patriarche de Moscou des relations avec les catholiques a, après plus de quarante ans d'"oecuménisme" catholique post-conciliaire, incité les catholiques à travailler avec les Orthodoxes sur des projets limités plutôt que d'exiger un quelconque "jus communiandi" à la Congar.

o o o