Le bon juge injustement ... réprimandé
Philippe Brindet
25 avril 2009


Cet après-midi, mademoiselle Cunégonde est revenue absolument hors d'elle. Le juge qui avait obtenu l'emprisonnement de trois ans de sept innocents et le suicide de l'un d'eux, vient de se voir infliger une réprimande par un douteux Comité de juges.

Je tentais de calmer ma douce amie en lui représentant qu'hier encore, on parlait dans les gazettes de prison d'une exclusion possible de ce pauvre juge. Une simple réprimande paraît un accomodement convenable avec l'opinion publique. D'autant que le juge réprimandé peut faire appel de sa réprimande injustifiée.

Pensez. Cet honnête magistrat se trouvait dans une situation très inconfortable - le pauvre homme. Si l'on excepte quelques envieux, il était soutenu par l'ensemble de la redoutable corporation des juges. Mais, le relâchement de l'esprit citoyen et une manipulation de l'opinion des bons citoyens ont entrainé, hors de la corporation des juges, un mouvement de réprobation unanime contre le coeur même de la République : la Terreur. La terreur qui est depuis Thermidor entièrement concentrée entre les mains des juges. Ah, que notre époque démontre de faiblesses dans l'esprit citoyen ...

Or, Saint-Just l'a toujours dit. La terreur excite le patriotisme des bons citoyens.

Bien sûr, le brigandage doit être pourchassé et les brigands éliminés comme le dit tous les jours le Président de la République, au nom de la sécurité de l'Etat. Et celà est bel et bon que ce soit la première fonction des juges.

Mais, la République a confié à ses juges une seconde fonction citoyenne d'importance au moins égale à la première. Cette seconde fonction est d'inspirer la terreur chez les bons citoyens pour exciter leurs vertus citoyennes. Ainsi, la publicité assurée autour de la mise en prison de sept innocents, du suicide en prison de l'un d'eux, le spectacle de leurs vies brisées, l'évocation de leurs familles dispersées, voilà qui inspire une terreur citoyenne propre à restaurer un esprit citoyen bien menacé ces dernières années. Voilà qui montre combien la réprimande du bon juge est injuste et injustifiée.

Comment ! Voilà un juge intègre, bien noté de ses supérieurs, jeune peut-être, mais plein de talents et animé de l'esprit républicain le plus pur, formé aux meilleures écoles de la République, voilà un véritable soutien de la République, réprimandé par les juges qui soutiennent pourtant son action.

D'ailleurs, ils soutiennent tellement son action qu'ils ont composé un comité de réprimande avec ses meilleurs soutiens possibles. Tenez, par exemple ils ont fait nommer à ce comité de sages un juge ami de notre bon juge réprimandé. Cet ami, ce frère expert en terrorisme, refusait systématiquement la remise en liberté de l'un des innocents trainés en prison par notre bon juge. Pensez donc, ce prétendu innocent était un prêtre ! Un prêtre ! A cette évocation, mademoiselle Cunégonde faillit là défaillir de colère. Ah si Carrier était parmi nous ! A la Loire le prêtre ! Mais les bons exemples ne sont plus assez enseignés.

Eh bien, grâce à la présence au Comité de réprimande de ce juge ami, de ce frère qui lui a évité que le comité choisisse une sanction plus forte que la réprimande, notre bon juge va pouvoir déposer un appel contre la décision du Comité, tout "étonné".

Et bien entendu, la presse coupable des pires crimes contre la République a donné la parole aux innocents. On a pu voir une ancienne emprisonnée de notre bon juge, une petite jeune femme, clamer à la télévision son incompréhension de la modicité de la sanction atteignant le bon juge. Un peu de pudeur, madame ! Mademoiselle Cunégonde voulait arracher les yeux à cette créature. Comment ! Voilà une citoyenne qui a passé trois ans en prison et qu'on montre comme celà, à qui on laisse la parole ! Mais c'est insensé ! D'ailleurs, elle paraissait bien avenante après trois ans de prison. Ah, me disait mademoiselle Cunégonde, elles n'ont pas du être bien pesantes ces trois années de prison ! Mâtin, la coquine ! Elle paraissait en pleine santé et bien rayonnante après trois ans de prison !

Mademoiselle Cunégonde me faisait observer que, dans cette affaire des innocents emprisonnés, la presse avait joué un rôle politiquement correct au début. Injuriant les innocents, ne laissant ignorer aux citoyens terrorisés aucun détail, même les plus sordides ("Ah, les baguettes de pain de la boulangère", me disait mademoiselle Cunégonde, qui se tordait de rire à cette évocation délicieuse qu'on pouvait lire alors dans tous les journaux de l'époque), la presse diffusait partout le message éducatif de la Terreur que le bon juge servait par chacune de ses mesures d'instruction. La terreur doit être immédiatement relayée dans le public par cette bonne presse, attentive à aider à faire régner la vertu citoyenne.

Tout le monde travaillait correctement. Le bon juge torturait les innocents lors d'interminables auditions au cours desquelles il détruisait peu à peu le moral de ces satanés innocents. Ses confrères le soutenaient en prenant les décisions de procédure qui assuraient la régularité des mesures de terreur que décidaient le bon juge. Sans qu'il soit même besoin d'exciter son esprit civique, la presse diffusait le vertueux message de la Terreur judiciaire auprès des bons citoyens, effrayés et ravis d'avoir des ennemis de la République à haïr.

Et un jour, d'un seul coup, on assiste au retournement de la situation. Des avocats stipendiés par des ennemis de la République révèlent que les mesures d'instruction sont fausses. La presse s'enflamme et se retourne en déroute. Les ennemis de la République se précipitent et, par un étrange retournement de la Fortune, obtiennent un procès d'appel qui leur est favorable.

Heureusement, après quelques atermoiements, l'ensemble des juges et de la police, unis dans ce pur esprit citoyen que nous a appris Robespierre, a resserré ses liens pour défendre l'oeuvre de la Terreur sans laquelle la République n'est plus rien.

Qu'est-ce qui a pu réaliser cette union entre les vieux magistrats ronronnants, assoiffés de tranquillité pour, dans le silence des commissions, obtenir leurs nominations à des postes sans cesse plus élevés et plus confortables ? Qu'est-ce qui a pu d'un coup les rappeler à la plus élémentaire solidarité dans l'esprit citoyen de la Terreur ?

Mademoiselle Cunégonde pense que c'est le spectacle de la veulerie de quelques représentants du peuple que l'Assemblée Nationale a constitué en commission pour produire des recommandations. Les auditions de cette commission de représentants du peuple ont été publiques hélas, et elles ont encore attentés à l'esprit citoyen en semant le doute sur la justice terroriste. Elle a enfin prétendu éditer des ... recommandations pour que, ce qu'elle a eu le front de qualifier de "fiasco", ne se reproduise "jamais".

"Fiasco" ? "Jamais plus" ? Mais, ont-ils perdu la tête ces représentants du peuple qui ont ainsi révélé leur perversion, qui ont complaisemment étalé partout leur trahison ? Le travail du bon juge a été exemplaire. Il a bien mérité de l'exemple de ses glorieux ainés, Hermann et Fouquier-Tinville, Pache et Fouché. Voilà ce qu'unamimes les juges de la République ont proclamé partout. Volà ce que leurs syndicats ont affirmé. Voilà ce que le Conseil Supérieur de la Magistrature a dit et dira encore.

Il est dans la nature de la République que ce qu'a fait le bon juge soit déclaré bien fait et sera toujours refait.

Au nom de la Terreur !

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