Note de lecture - AULARD, le Culte de la Raison (1892)
Philippe Brindet
14 août 2009


Aulard était en Sorbonne le spécialiste de l'Histoire de la Révolution. Député socialiste, ami de Jaurès, il a précédé Albert Mathiez dans la fabrication d'une Révolution française devenue une quasi-religion de la démocratie. Chez Mathiez et ses successeurs, le marxisme constituait cependant une contre-pseudo-religion qui n'existe pas chez Aulard. Aulard revendique sa filiation à Michelet et Quinet. C'est pourtant au Victor Hugo de "Quatrevingt-Treize" que l'on songe en lisant entre les lignes sérieuses du digne professeur en Sorbonne.

Aulard montre que cette étape de la Révolution engendre deux cultes successifs : celui de la Raison, puis celui de l'Etre Suprême. Il montre que le premier dégénère de Voltaire, quand le second remonte à Rousseau. Aulard montre aussi les apports de Montesquieu et de Diderot.

Quand on rapproche Aulard de Mathiez, on est conduit à l'idée que la Révolution engendre cinq cultes :
- le culte de la Constitution civile du clergé, chargé de nationaliser la religion catholique ;
- le culte décadaire, chargé de déchristianiser le calendrier et l'organisation chronologique de la société française ;
- le culte de la Raison, chargé de la promotion de l'athéisme et du syncrétisme des religions dans la Patrie ;
- le culte de l'Etre Suprême, simple réaction déiste, bien que robespierriste, aux imbécilités des trois cultes précités ; et enfin,
- la théophilanthropie, comme un ridicule couronnement de l'abrutissement révolutionnaire.

Etudiant les cultes de la Raison et de l'Etre Suprême, on attendait de Aulard une description liturgique qu'il ne donne, en fin de compte, que sous une forme décevante. Or, une liturgie existe bel et bien dans les trois autres cultes précités. Dans ceux de la Raison ou de l'Etre Suprême, il s'agit essentiellement de mises en scènes de théâtre, lors de "somptueuses fêtes" organisées sous la présidence des plus hautes instances politiques locales. Le grand exemple d'un tel président sera Robespierre lui-même.

Les "prêtres" de ces cultes sont essentiellement des comédiens et des metteurs en scène qui utilisent des amateurs, muets ou bélants, mais toujours en troupeaux. Jeunes beautés, enfants modèles, vieillards respectables, voilà les trois catégories d'emplois de ce ridicule théâtre. Le représentant des metteurs en scène de ces fêtes imbéciles est David, le peintre pompier David, glorifié par deux siècles d'imbéciles pédagogues.

Deux catégories professionnelles sont encore mises à contribution : les producteurs de chants des nouveaux cultes et les exécutants de ces oeuvres lamentables. Parce que dans les fêtes de la Raison, comme dans la messe de Paul VI qui vient cent cinquante ans après, on chante à gosier déployé !

Parmi les musiciens qui seront mis à contribution, Aulard cite bien entendu Gossec, célèbre surtout parce qu'il fut l'un des professeurs de Berlioz.

Les misérables paroliers qui produisirent les torrents de cantiques sont trop nombreux pour être cités. Quelques exemples donnés par Aulard de leur outrecuidance :
Redoutable Dieu des combats,
Pour nous le Dieu de la victoire,
Donne-nous aux champs de la gloire
L'indépendance ou le trépas.
Athanase Veau, député suppléant à la Convention, s'illustre par cette hymne :
Des vieux saints nous ne voulons plus ;
Ces saints ne valent pas les nôtres ;
Marat, Peletier et Brutus,
Voilà nos vrais apôtres.
Ce sont ceux de la Liberté.

Convenez-en, mes bons amis :
Rousseau vaut mieux que saint Pierre.
On nous vantait fort saint Denis :
Que devient-il près de Voltaire ? (p. 120)
Ou encore :
Tu vois nos coeurs pleins de reconnaissance,
Dieu bon, Dieu juste, approuve nos projets;
Si nous avons recours à ta vengeance,
C'est qu'il s'agit de punir des forfaits.
Il faut noter que dans ces temps, que l'on veut encore nous faire croire idylliques, le canon était un instrument de musique obligé et l'orchestre était constitué par l'artillerie.

Dans les cultes rapportés par Aulard, on chante, on danse, on fait la pantomime au son du canon et des fanfares militaires. Tout le monde est ravi. En plus, ces fêtes sont suivis de "banquets républicains" ou "civiques, dans lesquels on danse la Carmagnole, on boit du vin blanc et on brule les évangiles et les statues des saints. C'est "si drôle" ! Mais, il y a un mais. Il y a d'interminables "sermons", prononcés ou bien par l'autorité politique ou bien par un professionnel de la manipulation d'opinion. Des torrents de paroles imbéciles qui lassent le public, à commencer, nous dit Aulard, à commencer par les femmes qui, très vite désertent les fêtes et abandonnent les "temples de la raison" ou de "l'Etre suprême" à des hommes qui subissent stoïquement une écoeurante loghorrée à laquelle ils opinent gravement pour survivre.

Cette croyance qu'"il faut en être" pour avoir le droit de survivre est profondément ancré chez les hommes de la Révolution. En maints endroits, Aulard souligne combien le "républicanisme religieux" est un simple conformisme social. Et inversement, semble t'il.
"C'est dans les contrées le plus ardemment catholiques que le culte de la Raison se produisit avec le plus de succès et de violence. Dans tout le Sud-Ouest, il mena grand bruit, surtout dans le Gers." (p. 132)
ou encore :
"Que firent les administrateurs du département du Gers, gens modérés et prudents, dont les petits-fils sont peut-être aujourd'hui voués au Sacré-Coeur?

Ils fondèrent un moniteur officiel du culte de la Raison, une feuille périodique à l'usage des habitants des campagnes, où la philosophie du siècle leur était expliquée et commentée en manière de catéchisme." (pp. 141 - 142)
Deux parodies de sacrement sont plus ou moins pratiqués : le baptême civique qui permet d'une part d'attribuer un état-civil et d'autre par de substituer des prénoms républicains aux traditionnels prénoms de Saints catholiques ; et l'union conjugale qui donne lieu à des mises en scène sententieuses et écoeurantes.

Une autre cérémonie catholique n'est même pas parodiée, mais plutôt invertie : les obsèques. Celui qui s'illustrera dans cette "invention" est le terrible policier Fouché, ex-oratorien, qui dans ses Mémoires se défend d'avoir été prêtre, mais qui était bel et bien Oratorien et enseignant de physique de sorte qu'il est presque impossible qu'il n'ait pas été prêtre, seuls les domestiques de collège oratoriens ne recevant pas la prêtrise.

Représentant de la Convention en mission dans la Nièvre, dépassant son mandat, Fouché édicte un arrêté interdisant de considérer la mort autrement que comme un sommeil éternel. Cet arrêté contient d'autres dispositions d'une toxicité remarquable, comme celle-ci que le clergé catholique contemporain applique avec révérence :
"Il est défendu, sous peine de réclusion, à tous les ministres, à tous les prêtres, de paraître, ailleurs que dans leurs temples, avec leurs costumes." (p. 28)
Les obsèques républicaines sont déterminées par Fouché de la manière suivante :
"Art. 4. - Dans chaque municipalité, tous les citoyens morts, de quelque secte qu'ils soient, seront conduits, vingt-quatre heures après le décès, et quarante-huit en cas de mort subite, au lieu désigné pour la sépulture commune, couverts d'un voile funèbre, sur lequel sera peint le Sommeil, accompagnés d'un officier public, ..." (p. 29)
Voilà à peu près tout ce qui ressemble de près ou de loin à une liturgie dans ces cultes lamentables, décrits par Aulard.

Ce sont d'ailleurs si peu des liturgies et tellement peu des cultes, que Aulard est contraint de reconnaître qu'ils n'avaient que deux motifs :
- éliminer le catholicisme de la scène publique ; et
- transférer les anciennes ardeurs religieuses au bénéfice de la défense des frontières extérieures ou intérieures.

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