Note de Lecture - Soljenitsyne par Georg Lukacs
Philippe Brindet
29 août 2009


Quand, sur l'ordre de Kroutzchev, le Parti communiste soviétique décida de publier en Union soviétique les premières oeuvres de Soljenitsyne, il fut très vite contraint de laisser aussi publier les traductions dans le reste du monde. Il y fut conduit par une sorte de "logique" interne. Si Soljenitsyne est un créateur socialiste, alors il matérialise dans son oeuvre le mouvement de libération du peuple soviétique qui rejette "le culte de la personnalité", étiquette sous lequel on distinguait alors le "stalinisme" du "socialisme authentique".

Et si Soljenitsine est un artiste authentiquement socialiste, ce que le Parti a déclaré, alors tous les socialistes ont le droit d'accéder à cette oeuvre.

Et c'est ainsi que, ne sachant pas trop ce qu'il avait le "droit de penser", l'intellectuel communiste allemand, Georg Lukacs, écrit en 1964 et en 1969 un Soljenitsyne, publié en allemand et traduit en français par Gallimard la même année 1970. Cette traduction est l'objet de cette lecture.

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L'ouvrage de Lukacs est une étude assez formelle, écrite avec le sérieux du socialisme scientifique. Pas d'émerveillement sur les sentiments petit-bourgeois et autres fariboles. Il faut reconnaître que Soljenitsine est d'une réserve toute soviétique, cette réserve que la plupart des communistes littérateurs comme Lukacs vont confondre avec ... du réalisme soviétique.

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L'étude de Lukacs comporte deux parties inégales. La première porte sur "Une journée d'Ivan Denissovitch" et date de 1964, tandis que la seconde porte sur les deux romans alors connus en Allemagne : "Le Pavillon des Cancéreux" et "Le Premier Cercle" et date de 1969.

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Lukacs affirme :
"On se propose de montrer dans les pages suivantes que chez lui (Soljenitsyne) ... il s'agit d'un début d'une première tentative, d'appréhender à tâtons la réalité nouvelle ..."
Par cette posture Lukacs affirme que Soljenitsyne n'appartient pas à la littérature petit-bourgeoise, mais au contraire à un mouvement socialiste véritable. Dans le même temps, prudent, Lukacs se laisse le temps dans de futurs jugements d'éliminer Soljenitsyne grâce à l'affirmation qu'"Une journée" ne serait qu'"un première tentative" ...

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Lukacs sait un gré infini à Soljenistyne que, dans sa nouvelle, il ne se livre pas à une redondante critique des atrocités staliniennes. Lukacs est exaspéré par la curée que les éditeurs bourgeoix du monde capitaliste ont lancé sur les malheureux rescapés ses goulags et qui livrent sans pudeur des traits monstrueux du système concentrationnaire soviétique. Mais au contraire, Lukacs salue le fait que la nouvelle de Soljenitsyne présente une réalité nouvelle au niveau du vécu d'un exemple particulier, pris dans le peuple réel. Cette réalité nouvelle est pourtant celle de la protestation silencieuse du peuple opprimé par la bureaucratie, mise en place par le culte de la personnalité, mais comme c'était sous l'empire du culte de la personnalité, Lukacs n'en a cure.

Lukacs note que l'économie de la langue de Soljenitsyne le conduit à accorder une importance majeure au détail, le moinde geste, la moindre mimique d'un supérieur, ...
"Chez Soljenitsyne, l'importance du détail a une fonction directement issue du matériau et bien particulière : elle rend l'étouffante étroitesse des limites imposées à la vie concentrationnaire et la monotonie de cette vie ... Le moindre détail renvoie ici à l'alternative du salut ou de la perte ; ..."
C'est une notation très fine de l'oeuvre de Soljenitsyne.

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Lukacs fait aussi une autre remarque :
"Soljenitsyne évite en effet toute expression ouverte de révolte intérieure ; celle-ci existe cependant à l'état implicite dans toutes les attitudes et tous les gestes."
Cette remarque de Lukacs est très judicieuse. Mais, il ne tient pas compte semble-t'il du fait que l'action se déroule, non pas dans un milieu bourgeois, entre le café de Flore et le théâtre de la ville, mais dans un "camp à régime sévère". Aussi, ce qui serait peut être une "délicate" création littéraire dans un autre contexte d'oeuvre, est littéralement un document accablant de réalité.

On peut même penser que Soljenitsyne a été incapable de se libérer de la sordide réalité qu'il avait vécu. Il n'a pu mentir, ni travestir le monde qu'il mettait en scène.

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"C'est grâce à la réserve, toute parcinomie et concentration, dont l'auteur fait preuve, que cette tranche de vie, strictement limitée à l'immédiat, constitue une ouverture à la grande littérature dedemain."

Lukacs tient à cette idée que Soljenitsyne n'est pas un auteur isolé, mais qu'au contraire, il appartient à un mouvement qui est produit par la société soviétique et que Soljenistsyne dirige avec quelques autres. Il est difficile de savoir si c'est vrai. Mais ce qui est sûr, c'est que dans les quarante années qui ont suivies cette remarque de Lukacs, il n'a pas été publié d'autres auteurs originaux qui se soient inspirés de ce mouvement. Et quant aux autres précurseurs que Lukacs associe à Soljenitsyne, il vaut mieux ne pas en parler. Ils ont sombré dans l'oubli évitant de démentir Lukacs.

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Lukacs parcourt ensuite plusieurs autres nouvelles de Soljenitsyne pour illustrer son juste propos de l'économie de moyens littéraires employés par son auteur. Mais, il considère que "Une journée" est bien supérieure aux mérites des autres nouvelles.

En quoi cette floraison de grandes nouvelles ouvrirait une nouvelle époque dans la littérature, Lukacs donne son explication :
"Ce qui sera décisif à cet égard, ce sera le cours de l'être social, l'autorenouvellement et le raffermissement de la conscience socialiste dans les pays socialistes, ..."
Le problème de l'analyse de Lukacs est bien entendu l'effondrement total du système soviétique. Mais, il y a pire encore pour la mémoire de ce célèbre auteur marxiste. C'est que Soljenitsyne s'est, au moins à partir de son exil en Amérique, complètement révélé un "non-soviétique" et plus encore un "non-socialiste". Pour les disciples de Lukacs aujourd'hui, Soljenitsyne est le modèle de la "baderne conservatrice" et pire encore depuis la restauration de la Russie, de la "baderne nationaliste" à l'endroit même de la "patrie de l'internationalisme" !

Une question se pose cependant. Est-il concevable que Lukacs et les affidés du marxisme-léninisme, fut-il emmené par Staline - qui fut en France par exemple, adulé jusqu'au lendemain de sa mort (il faut se souvenir qu'en France de petits bourgeois écrivaient des poèmes à Staline, comme Valéry à la Jeune Parque !) - n'aient pas immédiatement compris que Soljenitsyne était le spectre de la Camarde qui venait reprocher aux bureaucrates l'horreur de leur stupidité morale avant que le temps ne les emporte à leur néant.

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"... mettre en lumière les raisons vitales qui font que le réalisme socialiste a pour impératif de l'heure de se trouver un style tout différent de celui que la réalité des années vingt imposait alors à la littérature, ... Ajoutons simplement que la forme de nouvelle cultivée par Soljenitsyne, s'est développée sur cette base."
Voilà comment Lukacs termine cette première partie sur les nouvelles de Soljenitsyne. Quand le lecteur recevait cette étude, les chars soviétiques entraient dans Prague pour en chasser Alexandre Dubcek. C'était la réponse socialiste au renouvellement de Soljenitsyne vu par Lukacs.

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La seconde partie de l'étude de Lukacs sur Soljenitsyne porte sur les romans, les deux premiers d'entre eux, seuls alors connus. Lukacs commence par étudier ce qu'il tient pour un mouvement créateur basé sur une transformation sociale, comme une reprise du principe qu'il tenait absolument à voir mis en oeuvre par les nouvelles de Soljenitsyne.

Ainsi, Lukacs tient absolument que "Le Pavillon des Cancéreux" réponde à la même loi formelle qui fait "La Montagne Magique" de Thomas Mann. On concèdera sans réserve à Lukacs que ce dernier ouvrage présente de nombreuses qualités artistiques. Il se rapproche sensiblement de la scène du "Pavillon des Cancéreux". Mais, alors que le sanatorium de Mann est celui d'une société allemande qui "décade" avec délectation morbide, le pavillon de Soljenitsyne est celui de quelques hommes souffrant d'une maladie presque sans espoir dans un environnement totalement sans espoir.

Lukacs dès 1969, probablement entraîné par le mouvement de purge anti-stalinenne, souligne la haute valeur de l'oeuvre récente de Soljenitsyne :
"... les deux romans qui viennent de paraître représentent en effet un sommet de la littérature universelle de ce temps."
Ce jugement de Lukacs, Lukacs le qualifie lui-même comme une ré-évaluation sur les réserves qu'il avait faite du génie de Soljenitsyne dans son étude de 1964.
" A cet égard, Soljenitsyne se révèle non seulement l'héritier des tendaces les meilleures du réalisme socialiste à ses débuts, mais aussi de la grande littérature, de Tolstoï et de Dostoïevski."
Même encore en 1969, un marxiste orthodoxe comme Lucas est incapable de se libérer de la norme idéologique. Mais, il faut admettre que, même si aujourd'hui, cette appartenance de Soljenitsyne au "réalisme socialiste" peut paraître un simple contre-sens, Soljenitsyne plus tard en exil reconnaitra qu'il a été un vrai socialiste. Eduqué entièrement dans le milieu soviétique, il a d'abord et avant tout l'aspect d'un "vrai soviétique", membre des Jeunesses communistes, "reconnaissant" au parti de ses "bienfaits".

Ce qui va rendre Soljenitsyne complexe, c'est la guerre, sa première expérience véritable d'homme adulte , lors de laquelle il découvre la totale bestialité, la terrible stupidité, du socialisme pratique. Et cette découverte va l'envoyer immédiatement au Goulag qui sera son école supérieure d'écrivain, plus encore, d'homme libre.

Celà Lukacs ne le dit pas, peut être parce qu'il ne le sait pas, ou même parce qu'en 1969, il ne veut pas le savoir.

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Lukacs ne compare pas cependant les contenus des deux romans. Il pense qu'ils descendent tous les deux de la même forme et que cette forme porte la trace d'un mouvement social qui emporte la création du XX° siècle.
"... les changements en matière de structure et de dynamique de la société n'allaient pas sans créer maint problème, les moyens de composition nouveaux paraissant exiger une répercussion correspondante au niveau épique." (p. 70)
Toujours cette idée matérialiste que l'oeuvre d'art étant le produit des déterminismes sociaux, doit conserver une trace de ce déterminisme, ici dans la forme. Dans une certaine mesure, Lukacs utilise la même analyse sur ce qu'il pense être la réalité socialiste que l'analyse que Balzac fait de sa propre oeuvre comme laboratoire des déterminismes sociaux. Mais quand Balzac n'espérait pas que son "laboratoire" serait le monde réel, mais seulement une manière de comprendre ou de rendre apparent certains aspcts sociaux réels, Lukacs avec le réalisme socialiste affirme que l'oeuvre d'art est en situation "réciproque", en ce qu'elle ne peut faire autre chose que de révéler authentiquement les rapports sociaux et leur déterminisme.

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Pour rendre justice à Georg Lukacs après ces remarques critiques, on doit lui reconnaître plusieurs mérites. Tout d'abord, s'il est marxiste et/ou socialiste, il met en oeuvre une méthode d'analyse littéraire qui produit des remarques intéressantes, sinon claires. Ensuite, même si Lukacs est aveuglé par son esprit de laquais marxiste, il relève certains traits caractéristiques de Soljenistyne, traits qu'il confond avec ceux du socialisme pourtant ennemi de l'être même de Soljenitsyne.


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