'La prospérité du vice' selon Daniel Cohen
Philippe Brindet
24 septembre 2009, correction du 12 mars 2010


Daniel Cohen, Professeur d'économie, appartenant à la sphère social-démocrate, écrit un livre d'économie politique [1] et le présente ce matin sur les ondes de France-Culture. Dans son entretien, il semble identifier un vice propre à l'économie occidentale. Ce vice, d'autres économies, notamment du passé - et il cite l'économie chinoise médiévale, ne l'auraient pas. C'est la volonté de croissance motivée en Occident par la croyance que le bonheur est assuré par la création continue de richesses.

Est-ce là le vice dans la prospérité ?

Selon Daniel Cohen, à chaque stade de sa vie, l'homme recherche désespéremment plus de richesses pour assurer son bonheur. Quand il a atteint cette richesse, il recherche encore plus de richesses dans une course sans fin vers ce qu'il désigne comme le bonheur.

Autrement dit, et Daniel Cohen commente lui-même cette tendance, plus que la richesse, c'est l'accroissement de richesse qui est le moteur de l'économie occidentale et la cause de sa perte ou au moins de son instabilité dont nous vérifions l'effet en ce moment.

Daniel Cohen voit-il l'économie occidentale comme un phénomène divergent ? Il le dit plus ou moins lors de l'émission.

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Cette analyse est particulièrement intéressante. Daniel Cohen cite à l'appui de son argument, deux ouvrages d'Adam Smith qui démontrent cette tendance à la "croissance". Le premier livre auquel il a pensé est bien entendu le classique "La richesse des nations". Mais, il trouve un autre ouvrage, écrit par Smith peu avant, "Théorie des sentiments moraux".

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On remarque que cette analyse d'une motivation psychologique de la croissance est soumise à la critique de la statistique. Sur une population aussi étendue que celle régie par l'économie occicentale - environ 2 milliards d'humains - on pourrait compter trois classes. La classe de ceux qui sont pauvres et qui le restent leur vie durant, la classe de ceux qui sont riches et qui le restent leur vie durant et la classe des gens qui deviennent pauvres ou qui deviennent riches.

Toute la question est celle de savoir si la croissance est bien assurée pour l'individu "statistiquement moyen" de cette population globale. Et si c'est le cas, de savoir si l'écart-type à cet individu "moyen" n'est pas trop important. Parce que parler d'un home générique qui n'existe pas conduit à des idées sans fondement. En d'autres termes, à l'idéologie.

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On remarque aussi que cette analyse subit bien entendu toutes les critiques qu'a subi l'économie enseignée sur la base d'Adam Smith. L'une des critiques est celle que supportent également toutes les doctrines du "struggle for life" depuis Galton jusqu'à Darwin et Marx. Il n'est pas utile de refaire cette critique.

On pourra même la compléter par la critique d'une autre doctrine sous-jacente à Smith [2] : l'utilisarisme de Bentham ou de Mill par exemple. Il n'est pas du tout démontré que l'individu soit majoritairement régi par une règle de l'utilité ou de l'intérêt. Et là aussi, les critiques sont connues et ne seront pas refaites ici.

Tout ceci peut nous conduire à ne pas accepter l'opinion de Cohen sans amodiation.

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On pense à une autre cause de la croissance impérative de l'économie occidentale. L'Histoire de la civilisation occidentale permet de soutenir que parmi les facteurs de croissance de l'économie, on peut trouver :
  • l'accroissement de la population, qui demande plus de nourriture et de biens de tous genres produits par l'économie, et
  • l'accroissement des connaissances scientifiques que la culture occidentale a tendance à appliquer dans le domaine technique, ce qui conduit à la création de besoins nouveaux notamment à l'aide de l'éducation et de la publicité.
Les autres civilisations pratiquent une élimination des populations excédentaires ou bien par la guerre de dépeuplement, ou bien par la suppression des nouveau-nés non-conformes. La Chine est encore soumise à une telle culture à la fois avec la doctrine de "l'enfant unique" imposé par le marxisme et l'élimination systématique des filles, pratique qui vient de la nuit des temps.

On note que la double pratique occidentale de l'avortement et de la contraception - essentiellement une pratique volontaire pour ne pas dire volontariste - replace la civilisation occidentale depuis les années 60 dans le groupe des civilisations qui limitent la croissance par élimination de populations.

Au sujet des guerres de dépopulation, on note aussi que l'Occident a pratiqué au XX° siècle cette terrible pratique économique à une échelle considérablement plus importante que n'importe quelle autre civilisation.

Cependant, le traumatisme des sociétés occidentales des dépeuplements chaotiques est temporellement limité à quelques années d'une violence terrifiante. Il ne semble pas remettre en cause la tendance à long terme de l'accroissement de la population. Mais il pourrait conduire à une oscillation de la croissance par opposition avec la tendance à la croissance.

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L'autre moteur de la croissance est - aujourd'hui peut être - quasi épuisé. Il est de toute façon contesté - et peut être même vaincu - par l'écologie politique. C'est celui du progrès scientifique.

Du simple fait que l'être humain de la civilisation occidentale recherche de nouvelles connaissances, ces nouvelles connaissances sont produites. Et la société occidentale, au moins entre l'époque médiévale et le milieu du XX° siècle, n'a que très peu de frein - trop peu déplorent certains - pour faire passer ces nouvelles connaissances dans la pratique, et donc dans l'économie.

Pourquoi y a t'il eu des voitures avec un moteur à explosions ? La réponse est simple, parce qu'un cycle de combustion à quatre temps avait beaucoup amusés Monsieur Otto et Monsieur Lenoir.

A la différence, dans d'autres civilisations, les inventions ne sont pas promues. Plus encore, la production d'idées scientifiques nouvelles n'est pas promue. Même si la science chinoise a fait des choses étonnantes, la civilisation chinoise a étouffé ses inventions. L'imprimerie a bien été inventée en Chine, mais elle ne s'est pas développée comme l'imprimerie occidentale. La poudre explosive a bien été inventée en Chine, mais elle n'a servi qu'aux feux d'artifice. La boussole était connue en Chine, mais les marins chinois se référaient toujours aux astres de l'astrologie plutôt qu'au magnétisme terrestre quand ils utilisaient la boussole.

La croissance a été actionnée par cette dynamique unique de la civilisation occidentale. Comme la question de la population, ce progrès scientifique est remis en cause avec succès par les écologistes qui font revenir la civilisation occidentale sur des conceptions réductrices de l'activité civilisationnelle.

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Pour en revenir à l'argument de Cohen basé sur le psychologisme du bonheur de Smith, on se demande s'il ne s'applique en fait qu'à une fraction très modique de la population, celle qui constitue la classe bourgeoise et qui en exclut, par l'éducation et la protection des emplois de gouvernement, le prolétariat et les artistes notamment. La classe des prêtres qui fut autrefois d'une importance capitale pour un certain équilibre entre l'appétit de croissance et des conceptions à la fois morales et transcendantes, est elle aussi exclue, principe de laïcité oblige. Le rôle et l'importance de cette classe de prêtres est aujourd'hui difficile à comprendre en France.

Certains ont pensé qu'elle avait été remplacée par la classe des instituteurs. Ce n'est pas faux. Mais, il faut remarquer que la modicité des rémunérations des enseignants les place largement en dehors des bénéficiaires moyens de la croissance.

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Il n'est pas possible aujourd'hui de ne pas examiner la question du PIB. En effet, la croissance économique est aujourd'hui essentiellement celle de la croissance du PIB, Produit Intérieur Brut. Et le fameux Stiglitz affirme l'inadéquation de cet indice [3]. Il propose de mesurer l'accroissement du bien-être. On se rapporche du bonheur. Toujours Adam Smith ?

Je crains que Stiglitz ne soit ici qu'un homme du passé. Le bonheur en tant qu'il est bien-être économique est un état qui vient après que l'économie ait apporté la satisfaction de l'exigence de survie de l'espèce humaine : se nourrir, se loger, se vêtir, se soigner. Pour beaucoup, le bonheur est juste avant, et pour les autres, le malheur est juste après.
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Notes

[1] "La Prospérité du vice", Daniel Cohen, Albin Michel, 288 pages ISBN 9782226192981, 19 €. retour au texte

[2] Dans un article publié en 2008 dans la Revue du MAUS, Ralph Anspach écarte Smith de l'école utilitariste. Voir . On voit ici que notre opinion pourrait ne pas être correcte sur Smith et un utilitarisme "sous-jacent".

Avec toutes les précautions d'usage, la page de Wikipédia sur l'utilitarisme cerne le débat de manière intéressante. retour au texte

[3] Vedettariat à part, Stiglitz promène dans tous les médias du monde le même petit air satisfait qui plaît tant. Ses idées que tout le monde peut avoir sont exposés par exemple dans un résumé de son Rapport paru dans un magazine réservé à la bourgeoisie : voir. retour au texte