Un aspect du religieux chez Gauchet (1)

Philippe Brindet
24 février 2010


Marcel Gauchet est un sociologue des religions. En 1985, il publie un essai, "Le désenchantement du monde" qui porte en sous-titre "Une hisoire politique de la religion". Cet essai a rencontré un accueil favorable du public et de la critique [1].

En 2004, Gauchet écrira avec le philosophe Luc Ferry, un autre essai "Le religieux après la religion". Plus clair, il assume la thèse classique des scientistes depuis le 19° siècle : "La science élimine la religion, comme troisième stade achevé de l'évolution humaine." Mais, avec la chute de l'athéisme politique pratiqué tant par le nazisme que par le marxisme, des doutes s'étaient élevés à l'encontre de l'efficacité de la science à procurer le troisième stade des sociétés humaines.

Dans "Le désenchantement du monde", Gauchet a le mérite d'inventer un "compromis" entre les affirmations incertainement vraies de la mort de la religion et du triomphe de la science. Ce "compromis" se trouve dans le surgissement du religieux qui nous serait révélé de l'ethnographie par la religion première, comme une excroissance de la fonction symbolique [2].

Le style d'écriture est particulièrement repoussant. On se demande vraiment pour quelle raison l'auteur brouille le fil de la pensée logique. En lisant le texte, on peut hésiter entre le motif de se placer au dessus de toute critique et celui de paraître d'une intelligence tellement supérieure que le commun des mortels est parfaitement incapable de suivre un tel sommet de la pensée.

Une phrase plus limpide de Gauchet éclaire un peu le jeu qu'il joue en écrivant cet essai dont le style ne fait pas honneur [3] aux Lettres françaises :
"Or, d'emblée, ce qui change tout en fait de perspectives pour la pensée lors de cette redistribution fusionnant ce qui est divisé (l'actuel et l'originel) et distinguant ce qui était mêlé (la nature et la surnature), c'est le point de vue de l'unité." (p. 105)
Pour comprendre cette phrase, on ressent le besoin d'une méthode d'appréhension. J'ai utilisé avec un certain succès la lecture en plusieurs niveaux. Le premier niveau réside dans la recherche, quand elle est possible, de la structure grammaticale de base [4].

Gauchet ici déclare :
"Ce qui change tout ... c'est ... l'unité".
On note une caractérisation de la pensée de Gauchet : elle est à la fois normative - ce qu'elle dit qui est, doit être - et totalitaire - l'agent normatif change tout.

Or ce schéma, à la fois normatif et totalitaire, est caractéristique de l'idéologie. On note que la structure centrale, le noyau de la pensée de Gauchet qui devrait se révéler dans l'énoncé de la structure de base, ne renvoie à aucune information contenue dans le texte qui le précède. La phrase constitue une étape supplémentaire dans la progression de l'exposé de Gauchet, mais les éléments clé de cette progression ne sont pas reliés à ce qui la précède. On touche là la cause, nous semble-t'il - de l'obscurité de l'expression de Gauchet. Poursuivons l'analyse de la phrase citée, analyse de lecture en plusieurs niveaux. Quel complément de la phrase grammaticale vise le verbe de la citation de Gauchet ?

Cet objet se montre en deux composantes :
  1. il est une conséquence ("Or) et un préalable (d'emblée) : "Or, d'emblée ..." ;
  2. il réside dans des perspectives pour la pensée.
On ne peut pas dire que Gauchet facilite la compréhension de son lecteur. Quelles sont ces "perspectives pour la pensée" ? Il nous faut ici corriger l'analyse. Il ne s'agit pas d'appliquer une "unité" (le sujet) à des "perspectives de la pensée" complément, mais à une "redistribution fusionnant". Gauchet écrit même ; "cette redistribution fusionnant ...". De quelle redistribution s'agit-il ?

Le terme même de "redistribution" n'est pas utilisé en amont de la citation de Gaucher. On est donc contraint de rechercher un antécédant dans le texte qui ait un sens similaire, ou qui puisse s'interpréter comme une redistribution. On aurait préféré que l'auteur dise ce qu'est une "redistribution" qui "change tout". Il faut faire le travail à sa place.

Depuis quelques pages, Gauchet travaille sur une opposition entre passé et présent, instituant et institué, organisation contre-subjective et teneur à base de subjectivation. Quelle réalité vise-t'il ? Il n'est pas sûr que sa pensée résisterait à la révélation de cette réalité. Il semble que justement le réel en tant qu'il exprime la vérité doit être "redistribué" por devenir agréable à Gauchet. Il en arrive à force de disgressions verbales, un peu comme une série de jeux de mots, le dernier appelant un nouveau jeu de mots, à une constation finale :
"... le partage de l'un en deux, la dissociation du mixte objectif-subjectif au profit de la distinction des substances ne se sont que très laborieusement déployés, au fil d'une insensible dérive plus que millénaire".
"dérive" qui nous semble viser l'institution de l'Eglise.
"Reste qu'ils étaient de naissance inscrits dans la mutation structurelle dont l'apparition des doctrines de la transcendance signale l'enclanchement."
qui se connecte alors sur notre citation.

Gauchet identifie donc maintenant la dialectique du mixte et de la distinction en une "redistribution fusionnante", ce qui est une opération purement gratuite. Pourquoi ne pas l'opérer ? Pourquoi l'opérer ? Gauchet ne le dit pas, ne le précise pas. Aucun fait n'est apporté qui pousse à cette "redistribution" dont on se demande ce qu'elle est.

Tout ce que l'on perçoit, c'est que globalement le discours de Gauchet n'est pas amical à l'égard du christianisme. Cette impression semble suffir aux admirateurs de Gauchet.

Il a quelques années, j'avais tenté une première incursion dans cet univers "pataphilosophique" à l'occasion d'une campagne de promotion commerciale diffusée dans la presse grand public en faveur d'un essai commun à Luc Ferry et à Marcel Gauchet (voir Un débat sur le religieux, publié le 14 janvier 2005. Il n'y a pas grand chose à sauver de ces idéologies poussives, qui ignorent l'apport premier du christianisme à la pensée et à la civilisation, quoiqu'on puisse juger de l'Histoire. Gauchet préfère repartir des éructations des peuplades primitives. Le problème, c'est qu'il ne les connaît que par le "Club Méditerrannée" de l'inénarrable Lévy-Strauss et de ses successeurs. Et quand il croît se pencher gravement sur le christianisme, c'est sur les niaiseries de l'abbé Grégoire que lui a rapporté pieusement le piteux Jacques Gaillot.

Une telle démarche est vouée à l'échec. Entre l'alimentation des Yanomami et la guillotine de Lamourette, il n'y a de place que pour la pourriture des fonds de marais guyanais. Et pourtant, Gauchet ne passe pas loin de la sortie du puits de mine dans lequel il a jeté sa réflexion :
"Il ne s'agit pas de nier l'essentielle nouveauté qu'introduit le message chrétien en matière de compréhension de l'histoire. En y logeant le déroulement d'un plan du salut divin, il lui confère une épaisseur, une dignité et un sens global entre la chute, la venue du Rédempteur et la fin des temps, dont aucune autre tradition n'avait jusqu'alors investi le destin collectif de l'humanité. Et il est vrai également qu'au travers de la place faite à l'attente eschatologique de la résurrection des corps puis du Jugement dernier, il constitue pour la première fois le futur en dimension cruciale de l'expérience terrestre." (p. 345)
Gauchet n'a pas compris ou appris le premier fait eschatologique du christianisme ...
... la destruction du Monde. La résurrection de la chair et le Jugement dernier ne viennent qu'après. Et tout homme expérimente dans sa chair cette principauté de la destruction du Monde : nous mourrons tous et le Monde lui-même ne fonctionne que comme un mécanisme de mort en suspens.
L'enseignement contemporain de l'Eglise catholique romaine n'est pas très précis à ce sujet. On comprend donc le problème que pose la connaissance de l'Evangile si on ne sait même pas que la fin du monde est une donnée essentielle, si on ne sait même pas que l'on est mortel.

Il faut crier à l'homme qu'il est appelé à une autre destination que la destruction finale et que pour cela, il doit reconnaitre le Seigneur Jésus. C'est la mission élémentaire du chrétien d'annoncer que le Royaume de Dieu ne s'ouvre qu'après la disparition de ce monde.

o o o


Notes

[1] L'Institut européen en sciences des religions - IESR publie un compte-rendu qui nous paraît bien venu. L'IESR - qui est une sorte de censeur institué par l'Etat pour décider ce qu'il est permis d'enseigner sur le fait religieux en France - recommande l'ouvrage dans les cours de Philosophie, mais exclut son utilisation directe dans les programmes scolaires.

On comprend très bien l'approbation de l'IESR : l'anti-catholicisme de Gauchet est républicainement inattaquable. Par contre, son idée que le catholicisme aurait "le mérite" d'être un agent de la "sortie de la religion" ne peut pas être exposée directement en milieu scolaire. Pourquoi ?

Ce "mérite" surqualifierait le catholicisme sur les autres religions lors de l'enseignement laïc du fait religieux !...
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[2] Gauchet a deux thèses sur la sortie de la religion.

La première thèse est exposée dans la première partie de l'ouvrage, intitulée : "Les métamorphoses du divin. Origine, sens et devenir du religieux". Gauchet écrit :
"... nous avons d'ores et déjà basculé hors de l'âge des religions ... parce que les ontraintes à concevoir le monde en tout point uni à ses origines (pensée mythique) et partout correspondant à lui-même (pensée symbolique) se son défaites." (p. 198)
Cette citation appartient cependant à l'introduction de la seconde partie.

La seconde thèse est exposée dans la seconde partie de l'ouvrage, intitulée : "Apogée et mort de Dieu. Le christianisme et le développement occidental.". Gauchet écrit :
"Là s'arrête, quelque part autour de 1700, pour prendre une repère rond, l'histoire proprement chrétienne. ... La grande translation d'une organisation religieuse à base d'imbrication hiérarchisée du visible et de l'invisible dans une organisation de séparation - le fait chrétien par excellence ... est pour l'essentiel acomplie.) (p. 317)


Les deux thèses sont brillantes. On remarque qu'autour de 1700 ce qu'identifie Gauche est tout simplement la fondation à Londres de la franc-maçonnerie. Gauchet est vraiment sortie de l'analyse du matérialisme dialectique.

Mais Gauchet méconnaît deux thèses essentielles du christianisme qui à la fois ruinent ses deux thèses personnelles et leur donnent une certaine part de vérité.

La première thèse de base du christianisme est celle de la Révélation de l'Evangile : Jésus Lui-même est la Parole de Dieu et l'Eglise a la mission de prêcher la Parole de Dieu, qui est source de vie, comme Science et comme Action. Or, Gauchet à la fois ignore l'authenticité du fait de la Révélation - ce qui est compréhensible de la part d'un athée - et méconnait le contenu de cette Révélation tel qu'il est transmis par l'Eglise - ce qui est normal pour un anti-clérical. L'Evangile contient le principe même de l'action de l'Eglise dans le monde et aucune action de l'Eglise dans le monde n'est guidée par une quelconque représentation symbolique du monde, mais seulement par l'Evangile en tant qu'il est le Christ lui-même.

La seconde thèse de base du christianisme est celle de la destruction du Monde. Ce Monde est voué à une destruction certaine et totale. Et si le Monde sait qu'il est définitivement désanchanté, c'est qu'Il apprend de l'Eglise qu'Il est voué à une destruction inéluctable. Et il réagit par la haine de l'Eglise qui est identique à la haine du Christ.

Quant à une sortie de l'âge des religions, en général, si en 1985 on pouvait y croire "un tout petit peu", l'expansion formidable de l'Islam en Occident démontre à l'envie que jamais les religions n'ont été plus régnantes sur la marche du monde. Et le christianisme n'est pas d'abord une religion. Seul, le régime de chrétienté possède les attributs de la religion, et ce régime ne doit pas être confondu avec le christianisme dont il n'est qu'une dérive naturelle et temporelle.
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[3] La tornade de "mai 68" a épuisée définitivement les canons de clarté, de rationnalité, d'équilibre et de précision des Lettres françaises. Comme Gauchet revendique fièrement la salvation par "mai 8", nous sommes bien assurés qu'il admettrait ce qui, pour d'autres, serait infâmant.
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[4] La règle, tant prônée par Clemenceau aux journalistes débutants est simple : "Vous avez le droit d'utiliser un sujet, un verbe et un seul complément .... et pour les adjectifs, venez me les demander !".
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