Un aperçu de démographie médiévale et de climatologie

Philippe Brindet
06 mai 2010


Pierre Chaunu, récemment décédé, est un historien important. Parmi les sujets qu'il a traité se trouve l'histoire de la démographie du monde moderne. Il s'est bien entendu intéressé à la démographie du monde ancien, antique et médiéval.

Dans son ouvrage, Histoire et décadence paru en 1981, page 203, Chaunu publie un tableau regroupant les recensions estimées de la population mondiale dans trois groupes :
  • le monde méditerrannéen ;
  • le monde chinois ; et
  • le reste du monde.
On peut tirer de ce tableau que l'on consultera dans l'ouvrage de Chaunu le graphique suivant :

On remarque que les masses humaines comptabilisées, ou plutôt estimées, se regroupent assez bien en trois masses relativement équilibrées : Chine, Méditerranée et reste du monde.

Les droites de tendance sont aussi instructives :
  1. La tendance démographique de la Chine reste parfaitement stable sur la période étudiée de -200 à l'an mille. Mais, si on détaille plus finement, après une apogée vers l'an 0, la démographie chinoise s'effondre, de manière catastrophique, passant de plus de 80 millions d'hommes a à peine plus de 20 millions, un peu après l'an 400. La démographie chinoise remonte ensuite à 55 millions d'habitants.

  2. Au début de la période étudiée en l'an -200, la Méditerranée présente une démographie décroissante en tendance à une vitesse de 3% l'an. Mais en trois périodes, la démographie méditerranéene croît jusqu'en l'an 200, décroît très fortement de 110 millions à 50 millions d'habitants en l'an 700, et une remontée jus'à 80 millions d'habitants. On note qu'en l'an 1000, le monde méditerranéen ne retrouve pas le niveau démographique de l'Empire romain.

  3. Le reste du monde, croît en tendance d'environ 90 millions d'habitants en l'an -200 à 130 millions d'habitants en l'an mille. On peut identifier deux périodes :
    • une décroissance jusqu'à 85 millions d'habitants vers l'an 400, puis
    • une croissance qui s'accélère ensuite. On remarque que le fait que le reste du monde ne subisse pas de catastrophe démographique comparable à celles de la Méditerranée et de la Chine est à portée en défaveur de ces deux civilisations avancées.
On peut donc faire les remarques suivantes :
  1. La Chine entre dans une période de décroissance importante en l'an 0 et y précède la Méditerranée qui la démarre en l'an 200.
  2. La Chine est en régression pendant 250 ans et la Méditerranée y reste pendant 500 ans.
  3. Le reste du monde est en décroissance en l'an -200 et y reste jusqu'en l'an 400. Cette décroissance est faible.
  4. Le reste du monde suit une croissance accélérée, surtout après l'an 900.
  5. A partir de l'an 700, le monde entier, dans ces trois parties, est en croissance, et cette croissance est plus forte en Méditerranée que dans le reste du monde, sauf vers l'an mille.
Si on s'intéresse alors à la démographie globale, on obtient la courbe suivante :

La population humaine du Globe est stable entre -200 et +1000 et sa valeur moyenne est de 230 millions d'habitants. Ce qui est particulièrement intéressant est que, en l'an 1000, la population revient seulement à son niveau de l'an 200. On note une décroissance de l'an 200 à l'an 400, une stagnation de 400 jusqu'en 700, puis une croissance.

On note que la croissance de la démographie globale accompagne l'avènement et la croissance de l'Islam.

Une question est très à la mode : peut-on lier la démographie relévée ici avec les reconstructions historiques des températures climatiques ? Pour l'Europe, on utilise la courbe publiée par Mann et Jones en 2004 :

Source : Jones, P. D., and M. E. Mann (2004), Climate over past millennia, Rev. Geophys., 42, RG2002.

Le niveau "0°C" de cette courbe correspond à la moyenne des températures sur la période 1750-1949. Si l'on suit les creux des minimas de cette courbe qui démarre seulement en l'an 0, on remarque que les creux sont plutôt descendants de l'an 0 à l'an 530 environ. Par contre, les pics sont sensiblement positifs et restent au-dessus de 0°C d'anomalie par rapport à la période moderne 1750-1949.

Dans la séquence suivante, du minimum le plus bas (-1,8°C) on note que les creux augmentent. Par contre, les pics des maximas de température sont plutôt négatifs.

On note que ces deux périodes recouvrent assez bien les deux périodes de décroissance puis de croissance démographique méditerranéenne. Mais cette comparaison doit être écartée pour deux raisons nous semble-t'il :
  1. La zone Europe de la courbe de Jones et Mann ne correspond pas à la zone Méditérranée de Chaunu, puisque seule une partie septentrionale de cette dernière se trouve dans l'Europe de Jones et Mann, et que l'Europe contient une superficie très importante nordique, plus froide.
  2. Si la succession des deux périodes se reconnaît sur les minimas, elle est d'effet inverse sur les maximas, ce qui serait paradoxale pour expliquer une influence du climat mesuré par la température sur la démographie.
Si on travaille maintenant au niveau global, Jones et Mann publie une figure 5 de température globale, qui étrangement ne commence qu'en l'an 200 et qui s'étend jusqu'à la période moderne pour affecter la fameuse forme en "crosse de hockey", qui est une parfaite fabrication. Nous l'avons donc effacée de la partie droite qui ne concerne pas cette étude et on a obtenu :

Source : Jones, P. D., and M. E. Mann (2004), Climate over past millennia, Rev. Geophys., 42, RG2002.

Il n'existe aucune indication sensible qui pourrait établir la température globale comme cause des variations démographiques globales de la période -200 à +1000 illustrée par la table de Chaunu 1981. On note que le monde de Chaunu est un monde qui est plutôt disposé dans l'hémisphère Nord. Or, si on se reporte aux travaux de Jones et Mann, il n'y a pas un meilleur signal d'influence du climat sur la démographie globale dans le détail entre l'hémisphère Nord et l'hémishère Sud. On remarque que, s'il était possible de trouver une causalité possible, qu'il faut écarter, avec la température d'une région limitée, l'Europe, le passage à de grandes masses empêche de relever des causalités. La raison serait que si le climat est un facteur causal de la démographie, ce qui n'est pas démontré ici, il ne serait qu'un facteur secondaire qui disparaît si on réalise des filtrages trop importants.

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