Vatican II. Une controverse avec le Cardinal Dulles

Vatican II et continuité. Une controverse avec le Cardinal Dulles

Philippe Brindet - 21.09.2012

Présentation de la controverse

Au début de 2003, la revue des Jésuites aux Etats-Unis, America, publiait un bref article du Cardinal Dulles intitulé : "Vatican II: The Myth and the Reality", Avery Dulles - FEBRUARY 24, 2003 (en local).

Il fut immédiatement contredit par un autre Jésuite, O'Malley dans un article intitulé "Vatican II: Official Norms", John W. O’Malley - MARCH 31, 2003 (en local), et par un courrier des lecteurs, dont une sélection a été publiée par America sous le titre :"Dulles -O'Malley controversy about Vatican II - Letters", AMERICA (sj) - MARCH 17, 2003 (en local).

Le cardinal put répondre dans un article, "Vatican II: Substantive Teaching", Avery Dulles - MARCH 31, 2003 (en local). La controverse ne se termina pas là, mais le cardinal mourut peu après.

Le Jésuite O'Malley poursuivit sa route et publia plusieurs articles dans America, qui montrent qu'il ne tenait aucun compte de l'opinion du Cardinal Dulles. On a pu étudier :

  1. O'MALLEY J (sj) - The Scandal. A Historian's Perspective (270502).txt
  2. O'MALLEY J (sj) - The Style of Vatican II (240203).txt,
    article qui reprend un point de vue du Cardinal Dulles, exprimé dans l'un de ses deux articles.
  3. O'MALLEY J (sj) - Trent and Vernacular Liturgy (290107).txt
  4. O'MALLEY J (sj) - A Call for Collegiality (200409).txt
  5. O'MALLEY J (sj) - Barack Obama and Vatican II (250509).txt
    Un "lapsus" révélateur sur ce qu'un jésuite perçoit réellement de l'"esprit" de Vatican II.

Le Cardinal Avery Dulles

Avery Dulles est un Jésuite américain, théologien et professeur d'université, qui fut créé cardinal par Jean-Paul II peu avant leurs morts. Le Cardinal Dulles était le fils de Foster Dulles, Secrétaire d'Etat américain pendant la présidence Eisenhower. Le frère de Foster Dulles avait été le Directeur de la CIA. Les deux frères étaient associés dans un cabinet d'avocats de Washington. Le Cardinal Dulles était donc membre d'une famille importante des Etats-Unis.

Avery Dulles a été converti du presbytérianisme de sa famille au catholiscisme lors de ses études de droit à Harvard en 1941. Après la Seconde Guerre Mondiale, au cours de laquelle il a été officier de liaison de l'armée américaine avec l'armée gaulliste, il entre au noviciat américain de la Compagnie de Jésus en 1946 et travaille essentiellement la philosophie avec Gilson et Maritain. Il apprend ensuite la théologie « une période excitante au contact des géants de la nouvelle théologie, Henri de Lubac, Jean Daniélou, Yves Congar et d’autres ».

Devenu prêtre en 1956, il soutient son doctorat de théologie et commence à la fois à enseigner et à publier des ouvrages de théologie. Il devient très vite célèbre dans le milieu universitaire catholique.

En cours de formation à cette époque, il n'a bien sûr pas participé au Concile. Il en a été ensuite un exégète de la continuité dans le fil de l'animation de Communio, opposé à l'"esprit du Concile" de Concilium.

L'opinion de Dulles sur le Concile

Dulles note que l'Eglise est partagée entre des progressistes et des traditionalistes. Les progressistes se félicitent d'un Concile qui a libéré les catholiques d'une "longue nuit d'oppressions". Les traditionalistes ne voient que désordre en regrettant le paradis perdu. Dulles examine ce qu'il nomme quatre facteurs de difficultés à l'interprétation du Concile. Selon Dulles, le Synode des Evêques de 1985 a fermé la période troublée en établissant contre le progressisme une herméneutique de la continuité, selon laquelle, les texte concilaires ne peuvent pas plus être lus séparément les uns des autres que du reste de la Tradition de l'Eglise. Le Document final du Synode de 1985 établit 6 principes d'une interprétation sûre du Concile. Indiquant son accord sur ces 6 principes, Dulles relève 12 points qui, selon lui ne sont toujours pas compris.

La critique de O'Malley

O'Malley est aussi Jésuite que Dulles et tout aussi professeur que lui. La spécialité de O'Malley est l'Histoire de l'Eglise. Comme beaucoup d'universitaires catholiques, O'Malley est directement engagé dans le camp démocrate d'une part et d'autre part, solidaire des mouvements gauchistes comprenant celui des communautés de base latino-américaines et celui de la théologie de la Libération. On note que, en général, les universitaires nord-américains ne sont pas pressés de mettre en oeuvre chez eux les idéologies de ces mouvements.

Quand Dulles pense que le Document final du Synode de 1985 clôt définitivement l'aventure progressiste, O'Malley tient que, pour majeur que soit ce document, il n'éteint pas le débat parmi les théologiens et historiens ecclésiastiques. O'Malley va se limiter à "compléter" deux des six normes d'interprétation du Concile indiquées par Dulles, sans étudier les 12 points d'acchoppement vus par Dulles. Le débat de O'Malley avec Dulles porte donc en fait essentiellement sur une forme de contestation du Document final du Synode de 1985.

La première norme "complétée" est la norme 5 qui serait :

5. The council must be interpreted in continuity with the great tradition of the church, including earlier councils.
5. Le concile doit être interprété en continuité avec la grande tradition de l'Eglise, y compris les conciles antérieurs.
O'Malley souhaite la ré-écrire et la norme 5 devient chez lui :
“While always keeping in mind the fundamental continuity in the great tradition of the church, interpreters must also take due account of how the council is discontinuous with previous practices, teachings and traditions.”
Tout en gardant à l'esprit la continuité fondamentale de la grande tradition de l'Eglise, les interprètes doivent aussi tenir compte du fait que le concile est en discontinuité avec les pratiques, enseignements et traditions antérieurs.
Il n'est pas possible d'être plus insolent à l'égard du Synode de 1985 et du Cardinal Dulles.

La seconde norme "complétée" est la norme 4 qui serait :

4. No opposition may be made between the spirit and the letter of Vatican II.
4. Il n'est pas possible d'opposer l'esprit et la lettre de Vatican II.
La ré-écriture de O'Malley devient :
In order to understand the relationship between the spirit and the letter of the council, due attention must be given to the style and literary forms in which the teaching of the council finds expression.
Afin de comprendre la relation entre l'esprit et la lettre du concile, il faut prêter attention au style et formes littéraires dans lesquels l'enseignement du concile a été exprimé.
La rédaction de O'Malley fait référence à des choses forts savantes mais qui sont à un niveau auquel l'esprit et la lettre du concile ne sont plus perceptibles. Il est ainsi parfaitement possible d'opposer la lettre et l'esprit d'un texte sur la base du style ou de la forme de l'enseignement contenu dans le texte.

On ne détaille pas plus avant les élucubrations de O'Malley.

Les critiques des lecteurs de l'article de Dulles

La nuance n'est généralement pas la caractéristique immédiate d'un courrier des lecteurs. Ce dernier ne déroge pas à l'habitude et les quelques lettres sélectionnées sont loin d'être "diplomates" aussi bien à l'encontre du Synode et des Papes qui ont suivi le Concile, qu'à l'égard du Cardinal Dulles.

Le Jésuite John J. Long s'étrangle en se demandant comment Dulles lit les documents. Il pense que les documents visés par Dulles doivent être fortement revisités. Mais, Long ne prend pas le risque de heurter de front la position du cardinal. Comme O'Malley, il fait comme si l'herméneutique de la continuité n'existait que dans l'imagination fatuguée de quelques uns. On notera que Long est furieux de la réduction de Dulles de l'oecuménisme au problème du "subsistit in".

Le jésuite Sullivan qui suit fait exactement la même critique. Mais, en réalité, il élargit sa critique à tout le point de vue de Dulles, considérant son interprétation du Concile comme "unilatérale".

Kobler, un autre religieux, regrette que ni Dulles, ni O'Maley ne tiennent compte du rôle de la phénoménologie allemande dans l'idéologie du Concile. Pour Kobler, ce qui manquerait à l'interprétation du Concile, c'est une réflexion sur le phénomène humain.

Miller, l'ecclésiastique suivant, n'a probablement pas compris ni Dulles, ni O'Malley. Mais il dit quelque chose de fort intéressant sur une déviation souvent présente, au moins à l'état de trace ou de substrat. La continuité que Miller entend avec la grande tradition ne serait pas celle avec le concile de Trente, mais avec celle de l'Eglise des premiers âges. C'était exactement la revendication des ecclésiastiques jureurs de la Révolution française.

Miller dit une autre chose, que de nombreux chrétiens ont cru longtemps et que l'on perd souvent de vue. Quand son évêque est revenu du Concile et leur a fait un discours au Séminaire, il leur a déclaré avec conviction : "Messieurs, rien n'a changé!" ... Or, l'herméneutique de la continuité a un double aspect. D'un côté, si elle existe, c'est que quelque chose avait changé qu'il fallait ramener à quia. Mais d'un autre côté, elle est d'une certaine manière l'expression d'un "rien a changé" parfaitement décalé.

La réplique de Dulles

Dans sa réponse, Dulles va illustrer l'esprit du Concile en refusant d'aborder de front les critiques de ces adversaires. Si on le lit un peu vite, Dulles semble d'accord avec chacun d'eux. Il trouve un terrain d'entente avec chacun d'eux. Par exemple, avec O'Malley qui est le plus éloigné semble t'il de sa position, Dulles "partage" l'impression du "style consensuel" du Concile. Malheureusement, O'Malley est très loin de penser que le "Concile" qu'il reçoit est consensuel ... Mais, Dulles refuse "tactiquement" de le voir et il termine en répétant imperturbablement la thèse officielle de l'herméneutique de la continuité.

Cependant, le cardinal souligne que l'herméneutique de la continuité n'est pas un déni de la réalité du changement. Mais, rappelant les écrits du Cardinal Newman, Dulles souligne qu'aucun changement ne peut porter sur un renversement de doctrine.

Quelques réflexions

L'herméneutique de la continuité est probablement la voie la plus sûre pour restaurer une Eglise romaine en pleine décadence malgré les discours triomphalistes complètement décalés de la réalité. De toutes façons, entre le document final du Synode de 1985 et les écrits de Jean-Paul II et de Benoît XVI, il s'agit de la seule voie autorisée par le Magistère. Il faut que tout le monde s'en fasse une raison.

Toujours est-il que, s'il a fallu attendre vingt ans pour affirmer cette "continuité", c'est assurément que les vingt ans qui ont suivi le Concile ont été beaucoup plus un renversement de doctrine dont ne veulent pas plus Newman que Dulles. Et le problème de l'herméneutique de la continuité, c'est que les vingt ans qui ont suivi le Synode de 1985 qui décidait de suivre cette sage herméneutique, ont été pires que les précédentes années.

Il nous semble qu'on ne pourra faire l'économie de réciter dans un véritable Syllabus, bien entendu contraire à "l'esprit du Concile", une liste des changements dans la continuité qui sont autorisés par le Magistère et une liste des changements qui sont un renversement de la doctrine et partant, condamnés par le Magistère.

Il existe cependant des "changements" qui sont de simples variations à la liberté chrétienne bien comprise. Par exemple, de nombreuses réalisations dans le domaine de l'oecuménisme, et qui constituent de véritables changements, sont de la liberté des autorités de l'Eglise. Je veux dire que certaines auraient pu les décider il y a deux siècles ou non. Il n'y a à leur sujet, me semble t'il pas de discussion possible.

On regrette profondément que le Concile ait considérablement complexifié la doctrine catholique. Déjà fortement alourdie par le poids de la scolastique, s'il faut lui ajouter le poids des documents concilaires, le catholicisme s'écartera encore un peu plus de sa vérité qui est d'une totale Simplicité. Elle est connue des petits et des humbles et cachés aux puissants et aux savants. C'est bien entendu sur la liturgie que le problème est le plus aigu. Revenons à une liturgie simple et le Seigneur, comme avec les poissons du filet de Saint Pierre, remplira ses églises.

Il est symptomatique que la position du Cardinal Dulles soit tenue pour conservatrice. Ce jugement qui est étendu à l'herméneutique de la continuité renforce la profonde coupure de l'Eglise en deux camps, celui des progressistes et celui des traditionalistes, les uns accusant de conservatisme les tenants de l'herméneutique de la continuité qui sont symétriquement traités de progressistes par les traditionalistes. La troisième voie ou voe moyenne est souvent exposée à ce genre de critiques. Y gagne t'elle en efficacité ? Cela ne s'est jamais vu.


Revue THOMAS (c) 2012