Le refus d'avortement irlandais - Polémique

Le refus d'avortement irlandais - Polémique

Philippe Brindet - 15 novembre 2012

1 - Le problème pratique

Un décès relance le débat sur l'avortement en Irlande, Par Sarah Pinard, dans Le Figaro du 14/11/2012

Le 21 octobre, Savita Halappanavar, dentiste de 31 ans, se présente à l'hôpital pour qu'on mette fin à sa grossesse de 17 semaines. Bien que la fausse couche soit constatée, les médecins lui refusent une interruption médicale de grossesse, expliquant que l'Irlande est un «pays catholique» qui prohibe l'avortement. Ils déclarent que, comme le rythme cardiaque du fœtus est encore audible, la Constitution leur interdit de pratiquer un avortement médical. Savita Halappanavar leur explique qu'elle n'est ni irlandaise ni catholique, mais indienne et hindoue. En vain, les médecins lui refusent un avortement médical bien que son pronostic vital soit engagé.
...
Elle meurt deux jours plus tard, le 28 octobre, des suites d'une septicémie. Son mari, Praveen Halappanavar, accuse l'hôpital de l'avoir laissée «à l'agonie» pendant près d'une semaine.

2 - Les sources de la doctrine catholique

  1. Le Catéchisme de l'Eglise catholique, I. Le respect de la vie humaine, paragraphes 2259 à 2275.
    2264 L’amour envers soi-même demeure un principe fondamental de la moralité. Il est donc légitime de faire respecter son propre droit à la vie. Qui défend sa vie n’est pas coupable d’homicide même s’il est contraint de porter à son agresseur un coup mortel ...
    2265 En plus d’un droit, la légitime défense peut être un devoir grave, pour qui est responsable de la vie d’autrui. ...
    L'avortement
    2270 La vie humaine doit être respectée et protégée de manière absolue depuis le moment de la conception. Dès le premier moment de son existence, l’être humain doit se voir reconnaître les droits de la personne, parmi lesquels le droit inviolable de tout être innocent à la vie (cf. CDF, instr. " Donum vitæ " 1, 1). ...
    2271 ... L’avortement direct, c’est-à-dire voulu comme une fin ou comme un moyen, est gravement contraire à la loi morale ...

    2274 Puisqu’il doit être traité comme une personne, dès la conception, l’embryon devra être défendu dans son intégrité, soigné et guéri, dans la mesure du possible comme tout autre être humain.
  2. L'encyclique Evangelium Vitae du Pape Jean-Paul II traite abondamment de l'avortement :
    • 8.3 ... dans tout homicide est violée la parenté « spirituelle » qui réunit les hommes en une seule grande famille, ... Il n'est pas rare que soit parallèlement violée la parenté « de la chair et du sang », par exemple lorsque les menaces contre la vie se développent dans les rapports entre parents et enfants: c'est le cas de l'avortement ...
    • 13. Pour favoriser une pratique plus étendue de l'avortement, on a investi et on continue à investir des sommes considérables pour la mise au point de préparations pharmaceutiques qui rendent possible le meurtre du fœtus dans le sein maternel ... Il est fréquemment affirmé que la contraception, rendue sûre et accessible à tous, est le remède le plus efficace contre l'avortement. .;. Certes, du point de vue moral, la contraception et l'avortement sont des maux spécifiquement différents: l'une contredit la vérité intégrale de l'acte sexuel comme expression propre de l'amour conjugal, l'autre détruit la vie d'un être humain; la première s'oppose à la vertu de chasteté conjugale, le second s'oppose à la vertu de justice et viole directement le précepte divin « tu ne tueras pas ».

      Mais, même avec cette nature et ce poids moral différents, la contraception et l'avortement sont très souvent étroitement liés, comme des fruits d'une même plante. Il est vrai qu'il existe même des cas dans lesquels on arrive à la contraception et à l'avortement lui-même sous la pression de multiples difficultés existentielles, qui cependant ne peuvent jamais dispenser de l'effort d'observer pleinement la loi de Dieu. Mais, dans de très nombreux autres cas, ces pratiques s'enracinent dans une mentalité hédoniste et de déresponsabilisation en ce qui concerne la sexualité et elles supposent une conception égoïste de la liberté, qui voit dans la procréation un obstacle à l'épanouissement de la personnalité de chacun. La vie qui pourrait naître de la relation sexuelle devient ainsi l'ennemi à éviter absolument, et l'avortement devient l'unique réponse possible et la solution en cas d'échec de la contraception.
    • 20. ... Tout semble se passer dans le plus ferme respect de la légalité, au moins lorsque les lois qui permettent l'avortement ou l'euthanasie sont votées selon les règles prétendument démocratiques. En réalité, nous ne sommes qu'en face d'une tragique apparence de légalité et l'idéal démocratique, qui n'est tel que s'il reconnaît et protège la dignité de toute personne humaine, est trahi dans ses fondements mêmes: « Comment peut-on parler encore de la dignité de toute personne humaine lorsqu'on se permet de tuer les plus faibles et les plus innocentes? Au nom de quelle justice pratique-t-on la plus injuste des discriminations entre les personnes en déclarant que certaines d'entre elles sont dignes d'être défendues tandis qu'à d'autres est déniée cette dignité? ». 16 Quand on constate de telles manières de faire, s'amorcent déjà les processus qui conduisent à la dissolution d'une convivialité humaine authentique et à la désagrégation de la réalité même de l'Etat.

      Revendiquer le droit à l'avortement, à l'infanticide, à l'euthanasie, et le reconnaître légalement, cela revient à attribuer à la liberté humaine un sens pervers et injuste, celui d'un pouvoir absolu sur les autres et contre les autres.

    • 26. 3 ... Bien des centres d'aide à la vie, ou des institutions analogues, sont animés par des personnes et des groupes qui, au prix d'un dévouement et de sacrifices admirables, apportent un soutien moral et matériel à des mères en difficulté, tentées de recourir à l'avortement.

    • 27. Devant les législations qui ont autorisé l'avortement et devant les tentatives, qui ont abouti ici ou là, de légaliser l'euthanasie, des mouvements ont été créés et des initiatives prises dans le monde entier pour sensibiliser la société en faveur de la vie.

    • en citant Gaudium et Spes, 27.3
    • 54.2 ... Depuis ses origines, la Tradition vivante de l'Eglise — comme en témoigne la Didachè, le plus ancien écrit chrétien non biblique — a rappelé de manière catégorique le commandement « tu ne tueras pas »: « Il y a deux voies: l'une de la vie et l'autre de la mort; mais la différence est grande entre les deux voies... Second commandement de la doctrine: Tu ne tueras pas..., tu ne tueras pas l'enfant par avortement et tu ne le feras pas mourir après sa naissance... Voici maintenant la voie de la mort: impitoyable pour le pauvre, indifférent à l'égard de l'affligé, et ignorant leur Créateur, ils font avorter l'œuvre de Dieu, repoussant l'indigent et accablant l'opprimé; défenseurs des riches et juges iniques des pauvres, ce sont des pécheurs invétérés. Puissiez-vous mes enfants être à l'écart de tout cela! ».
    • 99.3 : Je voudrais adresser une pensée spéciale à vous, femmes qui avez eu recours à l'avortement. L'Eglise sait combien de conditionnements ont pu peser sur votre décision, ... Si vous ne l'avez pas encore fait, ouvrez-vous avec humilité et avec confiance au repentir: le Père de toute miséricorde vous attend pour vous offrir son pardon et sa paix dans le sacrement de la réconciliation.
    • 58. Parmi tous les crimes que l'homme peut accomplir contre la vie, l'avortement provoqué présente des caractéristiques qui le rendent particulièrement grave et condamnable. Le deuxième Concile du Vatican le définit comme « un crime abominable », en même temps que l'infanticide. ...

      Il est vrai que de nombreuses fois le choix de l'avortement revêt pour la mère un caractère dramatique et douloureux, lorsque la décision de se défaire du fruit de la conception n'est pas prise pour des raisons purement égoïstes et de facilité, mais parce que l'on voudrait sauvegarder des biens importants, comme la santé ou un niveau de vie décent pour les autres membres de la famille. Parfois, on craint pour l'enfant à naître des conditions de vie qui font penser qu'il serait mieux pour lui de ne pas naître. Cependant, ces raisons et d'autres semblables, pour graves et dramatiques qu'elles soient, ne peuvent jamais justifier la suppression délibérée d'un être humain innocent.
    • 60. Certains tentent de justifier l'avortement en soutenant que le fruit de la conception, au moins jusqu'à un certain nombre de jours, ne peut pas être encore considéré comme une vie humaine personnelle. En réalité, « dès que l'ovule est fécondé, se trouve inaugurée une vie qui n'est celle ni du père ni de la mère, mais d'un nouvel être humain qui se développe pour lui-même. Il ne sera jamais rendu humain s'il ne l'est pas dès lors. A cette évidence de toujours, ...la science génétique moderne apporte de précieuses confirmations. Elle a montré que dès le premier instant se trouve fixé le programme de ce que sera ce vivant: une personne, cette personne individuelle avec ses notes caractéristiques déjà bien déterminées. Dès la fécondation, est commencée l'aventure d'une vie humaine dont chacune des grandes capacités demande du temps pour se mettre en place et se trouver prête à agir ».

  3. Le Code de Droit Canonique contient quatre occurrences du mot 'avortement' : aux canons 1041, 1046 et 1049, qui concernent les empêchements aux services ecclésiastiques pour ceux qui se rendent coupable du crime d'avortement et 1398 qui les excommunient latae sententiae.

  4. Gaudium et Spes contient deux occurrences du mot avortement :
    • 27. 3 : L'avortement y est qualifié de "pratique infâme, corrompant la civilisation, déshonorant ceux qui s'y livrent et insulte à l'honneur du Créateur."
    • 51. 3 : "l’avortement et l’infanticide sont des crimes abominables."

  5. Contraception et avortement, par Mgr. Jacques Suaudeau - Bruxelles le 21 avril 2010 - (en local)

    L'article est tiré d'une conférence de Mgr Suaudeau, théologien moraliste. Il porte d'abord sur la contraception pratique et sur son lien de continuité avec l'avortement direct. Aucune question relevant de l'avortement thérapeutique n'est soulevée.

  6. L'avortement, même thérapeutique, n'entraîne pas moins la mort d'un innocent par le fait de ceux-là mêmes, parents et médecins, à qui il est confié. Et c'est pour attirer l'attention sur la gravité de cet acte que le droit de l'Église fait encourir une "excommunication" (qui interdit la vie sacramentelle) à celui qui, le sachant et le voulant, provoque un avortement.
    Source : Les évêques de France, Catéchisme pour adultes, 1991 (n° 579)
    Cette position claire est pourtant contestée par exemple par le quotidien catholique La Croix qui dans un article de 2009 fait dire au Porte-Parole du Pape, le Père Lombardi :<
    ... a d'abord rappelé la notion d'avortement indirect : « Dans la morale de l'Église, depuis toujours, on parle des avortements indirects lorsque la vie de la mère est en question, lorsqu'elle est atteinte d'une maladie grave, et que la naissance peut avoir comme conséquences d'empêcher les soins. Ce que l'on cherche dans ce cas, c'est préserver la santé de la mère. »
  7. Dans Nouvelle encyclopédie de bioéthique: médecine, environnement, biotechnologie, Par Gilbert Hottois,Jean-Noël Missa, 2001 :
    La doctrine catholique n'autorise l'avortement que dans de très rares cas, même quand prévalent les circonstances énumérées ci-dessus. L'Eglise interdit le recours à l'action abortive "direct", la mort ou l'expulsion de l'embryon (du foetus) ne pouvant résulter de façon fortuite ou - à la rigueur - inévitable que du traitement de l'affection présente chez la femme. A titre d'exemple, une femme atteinte d'un cancer invasif du col de la matrice pourra subir l'abation chirurgicale de l'organe atteint (hystérectomie), la mort de l'embryon (du foetus) étant dès lors la conséquence "indirecte" du traitement. (P. 82)

3 - Le problème moral

Il comporte plusieurs aspects :

  1. Il s'agissait d'une requête d'un avortement thérapeutique, qui n'est pas un avortement direct au sens de la doctrine catholique. Etait-ce alors un avortement permis par la loi de l'Eglise ?
    Le fait qu'il existe un avortement direct interdit par la doctrine de l'Eglise ne valide pas le fait qu'il existerait une permission pour un avortement indirect. Or, l'avortement thérapeutique est pratiquée quand la poursuite de la grossesse fait courir un risque à la vie de la mère, certains allant jusqu'à la simple santé de la mère. Dans ce cas, l'élimination de l'embryon ou du foetus serait presque toujours un avortement direct parce que le seul geste "thérapeutique" est celui d'avortement.
    Selon toutes vraissemblances, l'avortement admissible est celui qui est provoqué de manière inattendue par le traitement thérapeutique appliqué à la mère.
    Une zone d'ombre existe lorsque les circonstances rendent évidentes que l'application du traitement thérapeutique de la mère produira la mort de l'embryon ou du foetus.
    Mais on note que l'expression de la doctrine catholique, hors le cas de l'avortement direct, est suffisamment faible pour que des institutions catholiques puissent informer de la licéité catholique de l'avortement thérapeutique. Cette information est fausse.
  2. La mère n'était ni une irlandaise, ni une catholique. Etait-elle libre tant de la loi irlandaise que de celle de l'Eglise ?
    La question est plus difficile qu'il n'y paraît. La loi civile porte bien entendu sur les sujets de cette loi civile. Les citoyens irlandais sont donc soumis à la loi irlandaise qui prohibe l'avortement thérapeutique. Il en résulte que, même si la patiente n'était pas sujet de la loi irlandaise, les médecins n'étaient pas autorisés par la loi à exécuter un avortement thérapeutique malgré sa demande.
    Quant à la loi de l'Eglise, il semble qu'en matière de morale, elle se fonde sur le concept de loi naturelle qui ne s'impose pas qu'aux catholiques dans la logique ecclésiastique. La prohibition de l'avortement thérapeutique est de droit naturel, même si elle est violée par des individus qui ne sont pas catholiques.
  3. Existe-t-il une priorité de droit à la vie entre la mère et l'enfant ?
    C'est en fait le fondement même de la licéité de l'avortement thérapeutique. Si on admet que la vie de la mère vaut plus que celle de l'enfant, parce qu'il faut entre les deux trancher cette priorité, alors il faut appliquer à la femme aussi bien un traitement adapté qui indirectement tuera son enfant, qu'un avortement immédiat qui supprimera simplement un être dont la droit à la vie est inférieur.
    Cette position, majoritaire dans de nombreux pays dont la France, puisqu'elle se trouve exprimée dans la loi, est pourtant absolument contraire à la position exprimée par l'Eglise catholique, notamment dans Evangelium Vitae :
    58. Parmi tous les crimes que l'homme peut accomplir contre la vie, l'avortement provoqué présente des caractéristiques qui le rendent particulièrement grave et condamnable. Le deuxième Concile du Vatican le définit comme « un crime abominable », en même temps que l'infanticide. ...

    Il est vrai que de nombreuses fois le choix de l'avortement revêt pour la mère un caractère dramatique et douloureux, lorsque la décision de se défaire du fruit de la conception n'est pas prise pour des raisons purement égoïstes et de facilité, mais parce que l'on voudrait sauvegarder des biens importants, comme la santé ou un niveau de vie décent pour les autres membres de la famille. Parfois, on craint pour l'enfant à naître des conditions de vie qui font penser qu'il serait mieux pour lui de ne pas naître. Cependant, ces raisons et d'autres semblables, pour graves et dramatiques qu'elles soient, ne peuvent jamais justifier la suppression délibérée d'un être humain innocent.
    Le Pape Benoît XVI a eu l'occasion de dire qu'il n'existait pas de droit supérieur de la mère sur l'enfant, mais qu'au contraire il existait un devoir de protéger le plus faible, et donc en superlatif, l'embryon.

Il s'ensuit que, pour douloureux qu'elle soit, l'affaire irlandaise s'est déroulée conformément à la loi civile et à la loi de l'Eglise quoiqu'en pensent certains.


Revue THOMAS (c) 2012