Beauté liturgique ou ruine de l'Eglise

Beauté liturgique ou ruine de l'Eglise

Philippe Brindet - 20 novembre 2012

Dans le Bref Quod Aliquantum , Saint Pie VI écrivait en 1791 :

... si la gloire de la maison de Dieu, si la majesté du culte est avilie dans le royaume, le nombre des ecclésiastiques diminuera nécessairement, et la France aura le même sort que la Judée, qui, au rapport de saint Augustin (De civit. Dei, lib. XVIII, cap. XLV, n° 1, tom. VI, oper. pag. 527, edit. Maurin.), lorsqu'elle n'eut plus de prophètes, tomba dans l'opprobre et l'avilissement, au moment où elle se croyait à l'époque de sa régénération.

Au courant du mois de Juillet 2012, le sociologue des religions, Odon Vallet, écrivait dans un article du Parisien :

Dans les églises aux trois quarts vides, il y a une liturgie qui a déçu ces dernières décennies, un public vieillissant aux voix chevrotantes, des chœurs qui ne sont pas une réussite. Mais quand la messe est une belle cérémonie, l’édifice est plein. En améliorant la qualité de l'office, on peut faire revenir des fidèles.

Saint Pie VI protestait alors contre la suppression imposée par la Constitution civile du Clergé imposée par l'Assemblée Nationale, des chapîtres de chanoines. Ils avaient été institués dès le Moyen-Age en vue de chanter en grégorien la liturgie des Heures basée sur la psalmodie des Psaumes.

Odon Vallet peut aujourd'hui hélas ignorer la liturgie des Heures qui a été littéralement éliminée en dehors de quelques couvents conservant, parfois à l'état de trace, une telle liturgie et, alors le plus souvent, sans aucun recours au chant grégorien. Et même la liturgie de la Messe a été tellement réduite et envahie par des expressions culturelles qui auraient dues lui rester extérieures qu'Odon Vallet peut aujourd'hui reprendre à son compte la protestation de Saint Pie VI.

A ce propos, il faut aussi se souvenir que, dans les revendications du clergé constitutionnel de la Révolution, il se trouvait la suppression de choses qu'il associait à des pratiques qualifiées alors de "magiques", comme l'utilisation du latin ainsi que les formes extérieures de piété, qui ont toutes été depuis supprimées de manière abusive à la suite de la Réforme liturgique, comme le dénonçait Mgr Marcel Lefebvre dans sa fameuse déclaration du 21 novembre 1974 :

« Toutes ces réformes, en effet, ont contribué et contribuent encore à la démolition de l'Eglise, à la ruine du Sacerdoce, à l'anéantissement du Sacrifice et des Sacrements, à la disparition de la vie religieuse, à un enseignement naturaliste et teilhardien dans les Universités, les Séminaires, la catéchèse, enseignement issu du libéralisme et du protestantisme condamnés maintes fois par le magistère solennel de l'Eglise. »
Mgr Marcel Lefebvre voyait les choses comme Saint Pie VI par avance ou comme Odon Vallet par expérience. La Déclaration de Mgr Lefebvre comporte elle-même des aspects abusifs. Mais, elle est clairement compréhensible quand on la rapproche à la fois du Bref de Saint Pie VI et même de l'opinion du sociologue Odon Vallet.

La Déclaration Conciliaire Sacrosanctum Concilium a posé un principe avec une force étonnante, par exemple dans la deuxième phrase de son paragraphe 14 :

Cette participation pleine et active de tout le peuple est ce qu’on doit viser de toutes ses forces dans la restauration et la mise en valeur de la liturgie. Elle est, en effet, la source première et indispensable à laquelle les fidèles doivent puiser un esprit vraiment chrétien ;
L'effet de l'application du principe légitimement posé par le Concile a été strictement inverse : les fidèles, non seulement n'ont certainement pas augmenté leur participation à la liturgie, et seule celle de la Messe existe encore, mais de plus, ils se sont enfuis de l'Eglise, malgré les déclarations d'autosatisfaction des évêques et de la plupart des curés.

Or, il est seulement admis par le Magistère de l'Eglise une "crise des vocations" dont on accuse seulement une prétendue "peur de s'engager qui caractérise la jeunesse moderne" ... Et le nombre de prêtres se réduit à une vitesse vertigineuse dans des pays où leur nombre était important depuis des siècles comme la France.

Or, si ce que l'on nomme aujourd'hui avec une emphase discutable "le Concile" avait, nous n'en doutons pas, des buts avouables, il faut admettre que "le Concile" a été avant tout une Assemblée de plus de 2400 évêques poussée par une armée d'experts dénommés periti et dont beaucoup étaient d'orthodoxie douteuse, comme Hans Küng et bien d'autres qu'on ne citera pas ici pour éviter un débat en surcharge. Aucun travail raisonnable n'a été fait pour montrer comment les travaux conciliaires ont pu aboutir à des textes comme Sacrosanctum Concilium et dont l'application a été aussi funeste alors que cette application avait déjà été dénoncée presque deux siècles plus tôt.

Nous trouvons étrange que la Constitution conciliaire Sacrosanctum Concilium ait pris comme principe ce qui était l'objectif, de sorte que la critique raisonnable du résultat de la Réforme liturgique revient à une contestation illégale du principe du Concile, au moins de Sacrosanctum Concilium. Ainsi, prétendre, comme l'auteur de cet article, que les fidèles non seulement n'ont pas "amélioré" leur participation à la liturgie, mais que de plus ils s'en sont enfuis, est perçu comme une attaque du Concile. Ce qui est vrai. Mais inévitable dès lors que le Concile a exprimé son principe en termes d'un objectif qui, non seulement n'a pas été atteint mais, au contraire, a été dépassé par sa négation.

Or, très largement constaté par de nombreux observateurs impartiaux, ou même comme Odon Vallet, partisans des expérimentations les moins traditionnalistes du Concile, le résultat du Concile pour ce qui est de la Liturgie se trouve clairement identifié et par Saint Augustin et par Saint Pie VI qui le cite dans le passage cité plus haut de Quod Aliquantum. Et le Concile le savait pertinemment qui, dans son paragraphe 24 écrit :

Afin que soit maintenue la saine tradition, et que pourtant la voie soit ouverte à un progrès légitime, pour chacune des parties de la liturgie qui sont à réviser, il faudra toujours commencer par une soigneuse étude théologique, historique, pastorale.
Comme si la pire errance progressiste n'était pas bien entendu précédée d'"une soigneuse étude théologique, historique, pastorale".

L'herméneutique de la continuité est bien inscrite dans le Concile lui-même, comme le prouvent les nombreuses références qu'il fait à la Tradition, comme dans le paragraphe 24 de Sacrosanctum Concilium. Mais, si une herméneutique est nécessaire au Concile, plus encore une abrogation, une interdiction, une condamnation même, des expérimentations erronnées en matière liturgique s'imposent à la lumière de la Tradition.

Qui aura la force d'exercer le pouvoir correcteur ?

Quand le Pape Benoît XVI concède le Motu Proprio Summorum Pontificum, le 07.07.07, date dont l'étrangeté numérique n'est pas analysée et c'est peut -être mieux ainsi, il établit le rite romain en deux formes :

  • une forme ordinaire, qui applique la Réforme voulue et dessinée par Sacrosanctum Concilium, dont l'application a été la cause d'une régression extraordinaire ; et
  • une forme extraordinaire, qui accueille sans condition le Missel du Concile de Trente dans la dernière édition de Jean XXIII, dont on ne dira jamais assez qu'il n'avait évidemment pas prévu la formation d'une forme ordinaire.
Les deux formes existent parallèlement maintenant. L'ascension numérique de la forme extraordinaire pourrait rencontrer la descente non moins numérique de la forme ordinaire. Mais, il semble qu'elles soient très peu pratiquées de manière concertée.

Ainsi, la plupart des prêtres célèbrent dans une seule des deux formes. Seuls, quelques prêtres du rite de forme ordinaire se "risquent" parfois à célébrer en forme extraordinaire. Leur ignorance du latin les dessert considérablement et conduit la plupart des prêtres de la forme ordinaire à médire de la pratique de la forme extraordinaire. Les prêtres praticiens de la forme extraordinaire ont généralement plusieurs années et parfois plusieurs dizaines d'années de pratique du rite tridentin et ils y ont acquis souvent du fait des perfidies du clergé conciliaire une répugnance militante pour la forme ordinaire.Les deux groupes de rpêtres ne commmuniquent que rarement, pour l'ouverture d'une messe de rite ordinaire et souvent sous la contrainte d'un groupe de fidèles, parfois avec le soutien de l'évêque du lieu.

De même, les fidèles qui assistent à la forme extraordinaire ne participent à la forme ordinaire que parce que les circonstances les y contraint. Tandis que les fidèles qui participent à la messe de forme ordinaire considèrent la forme extraordinaire comme une atteinte à la tradition conciliaire à laquelle ils ne se prêteront jamais. Il y a donc à la fois coupure entre deux groupes de fidèles, marquée aussi au niveau du clergé, et crispation farouche sur les caractéristiques opposées des deux formes du rite romain.

Or, il semble que l'ambition de Benoît XVI était que les deux formes du rite romain progressent au contact l'une de l'autre. Cette infusion dans les paroisses aurait ainsi évité dans son esprit la nécessité de prendre des mesures coercitives à l'encontre de célébrations de ce qui est qualifié de forme ordinaire et qui ne présenteraient pas une idonéité correcte, ce qui est hélas fréquent.

Franchement saluée par les fidèles fatigués des errances dans la forme ordinaire, la Réforme de Benoît XVI a été reconnue par les traditionalistes comme une forme de capitulation. Mais, dans l'esprit du Pape, il est clair qu'il sagissait aussi d'une mesure judiciaire destinée à corriger une erreur grave qui avait été commise, par certains de manière consciente, par les autres par omission. C'était l'interdiction de principe ou de fait de la célébration du rite tridentin qui a prévalu depuis la promulagtion de la Réforme liturgique, au moins jusqu'au Motu Proprio Ecclesia Dei de 1988.

Mais il existe un autre problème, de droit de l'Eglise me semble t'il.

Dans la Bulle Quo Primum tempore du 14 juillet 1570, organisant définitivement la célébration du St Sacrifice de la Messe par Saint Pie V, le Pape écrivait clairement :

... il sied qu'il n'y ait dans l'Église de Dieu qu'une seule façon de psalmodier et un seul rite pour célébrer la Messe
ce qui explique le souci de Benoît XVI que deux formes d'un même rite soient admis, plutôt que deux rites. Mais le problème n'est pas résolu de cette façon puisque peu plus loin, Saint Pie V écrivait :
Pour que tous accueillent partout et observent ce qui leur a été transmis par l'Église romaine, Mère et Maîtresse de toutes les autres Églises, et pour que par la suite et dans les temps à venir ... on ne chante ou ne récite d'autres formules que celle conforme au Missel que Nous avons publié ... ;
Il en résulte que le Missel ne pourrait pas avoir deux formes distinctes, l'une ordinaire, l'autre extraordinaire.

Saint Pie V concédait des exceptions. Mais elles concernaient des droits acquis. Et la revendication des liturgistes que la forme ordinaire se réfèrerait ne nous semble pas autrement que superficiellement supporté par un usage ancien. Ce sont surtout des formes abrogées il y atrès longtemps auxquelles réfèrent sans vergogne ces liturgistes comme Mazza dans l'Action eucharistique.

Comment est-il possible, sauf par une véritable révolution de l'ordre juridique, qu'une Constitution comme Sacrosanctum Concilium ait pu être promulguée, sans que l'autorité chargée du respect de la Loi de l'Eglise n'ait eu une action ou bien en abrogeant cette Loi promulguée par Saint Pie V, ou bien en décidant en droit que Sacrosanctum Concilium n'y contrevenait pas, ce que nous paraît bien difficile. Tellement, qu'en effet Paul VI n'a pris aucune mesure concernant Quo Primum tempore et sa violation par Sacrosanctum Concilium.

On ignore si en droit positif la question a été traitée. Mais, les documents, discussions et débats accessibles ne nous montrent aucune espèce de réflexion à ce sujet. Sacrosanctum Concilium a été adopté dans l'oubli pur et simple de Quo Primum tempore, ce qui établit l'Eglise dans un régime de non droit.

A partir du moment où l'Eglise décide de ne pas respecter son propre dorit, il est clair que les errances les plus extravagantes s'en suivent, surtout que la matière de Sacrosanctum Concilium est radicale de l'Eglise.

On peut remarquer dans la rédaction de Sacrosanctum Concilium un passage qui indiquerait que la question a été évacuée. Par exemple, au paragraphe 37, on lit :

L’Église, dans les domaines qui ne touchent pas la foi ou le bien de toute la communauté, ne désire pas, même dans la liturgie, imposer la forme rigide d’un libellé unique : bien au contraire, elle cultive les qualités et les dons des divers peuples et elle les développe ; ...
ce qui est exactement l'inverse de la décision de Saint Pie V qui écrit :
... on ne chante ou ne récite d'autres formules que celle conforme au Missel que Nous avons publié, même si ces églises ont obtenu une dispense quelconque, ...
Il y a ici une position de contre-pied. Et on comprend mieux la position implicite d'interdiction du rite tridentin qui a prévalu en fait depuis la promulgation de Sacrosanctum Concilium jusqu'au Motu Proprio de 2007.

Mais précédemment, Sacrosanctum Conciliumprend le soin de définir au paragraphe 23 :

Afin que soit maintenue la saine tradition, et que pourtant la voie soit ouverte à un progrès légitime, pour chacune des parties de la liturgie qui sont à réviser, il faudra toujours commencer par une soigneuse étude théologique, historique, pastorale.
Il est donc probable que les responsables de la Réforme liturgique de Vatican II pensaient se mettre ainsi en adéquation avec le commandement de Saint Pie V. D'une certaine manière, ils devaient supposer que la violation du commandement de Saint Pie V ne serait pas de leur fait, mais de ceux qui prendraient la responsabilité de publier de nouveaux missels.

Les traditionalistes ont souvent comparé le Concile de Vatican II à la Révolution française. Beaucoup de gens "rassis" pensant à la Terreur, ont trouvé que ces adversaires exagéraient par manque d'arguments dans le débat. Or l'évocation de la Révolution française est inséparable de la formation d'un Ancien Régime. Très clairement, Sacrosanctum Concilium au paragraphe 22 suit ce schéma. Il termine le paragraphe 21 en déclarant :

C’est pourquoi le saint Concile a établi ces normes générales.
pour immédiatement après décider :
Le droit de régler l’organisation de la liturgie dépend uniquement de l’autorité de l’Église ; il appartient au Siège apostolique et, selon les règles du droit, à l’évêque.
Mais, il n'a pas osé décider que ce droit de régler l'organisation de la liturgie comportait celui d'ignorer ou d'abroger Quo Primum tempore. Comprenant qu'il y avait alors un problème, la Constitution conciliaire décide au paragraphe 23 :
Afin que soit maintenue la saine tradition, et que pourtant la voie soit ouverte à un progrès légitime, pour chacune des parties de la liturgie qui sont à réviser, il faudra toujours commencer par une soigneuse étude théologique, historique, pastorale.
Cette décision qui méprise complètement la question juridique, transfère dans l'Ancien Régime de la Tradition le contenu notamment de Quo Primum tempore qui lui semblait bloquer "le progrès légitime" que le Concile voulait introduire sans droit. La Tradition telle qu'invoquée par le Concile serait ainsi le fourre-tout des règles juridiques abandonnées et non abrogées. Comme des problèmes pas résolus et qu'on glisse sous le tapis.

Le rite tridentin se trouve donc aujourd'hui dans une position historique inouïe. Contraint de survivre en forme extraordinaire, il est juridiquement la seule liturgie pour toujours (et non pas de toujours ...) de la Loi de l'Eglise, de cette même Eglise qui lui fait aujourd'hui nécessité de partager son empire avec une forme ordinaire qui viole la loi de l'Eglise. Benoît XVI et les futurs Pontifes romains se trouvent donc en vérité confrontés à un dilemne : abroger Quo Primum tempore pour soutenir l'aventure du Concile Vatican II ou mettre le feu dans l'Eglise contemporaine en abrogeant ... Sacrosanctum Concilium.

En attendant, l'Eglise décline à grande vitesse selon la prophétie de Saint Pie VI. Et pourtant, Saint Pie V avait écrit dans Quo Primum tempore :

Qu’absolument personne, donc, ne puisse déroger à cette page qui exprime Notre permission, Notre décision, Notre ordonnance, Notre commandement, Notre précepte, Notre concession, Notre indult, Notre déclaration, Notre décret et Notre interdiction, ou n’ose témérairement aller à l’encontre de ses dispositions.

Si cependant quelqu’un se permettait une telle altération, qu’il sache qu’il encourrait l’indignation de Dieu tout-puissant et de ses bienheureux apôtres Pierre et Paul.




Sources :
  • Sacrosanctum concilium, sur le site du Vatican.
  • Summorum Pontificum de Benoît XVI sur le site du Vatican. Il n'existe que l'original latin et une traduction en hongrois. Une traduction en français par la FSSPX est disponible sur son site.
  • Quo Primum tempore, de Saint Pie V sur le site de la Porte Latine
  • Quod Aliquantum, de Saint Pie VI sur le site de la Porte Latine
  • Article de Odon Vallet sur le site du Parisien.

  • Revue THOMAS (c) 2012