Un incident de radio symptomatique

Un incident de radio symptomatique

Philippe Brindet - 05.06.2013

Une expérience de psychologie sociale

J'écoutais hier un somptueux retraité qui était invité à discuter de la décadence des moeurs politiques dans la France contemporaine. Pour éviter de mettre en cause des personnes, je vais utiliser des désignations imprécises, parce que le sujet est extrêmement délicat. L'homme, appelons-le "le retraité", parce que c'est la vérité, était invité donc par une radio associative qui, bien que polarisée à droite, présente une grande variété d'expressions, parmi ses animateurs et ses invités, le tout dans un art de vivre au moins revendiqué qui m'est plutôt sympathique.

Manifestement, le retraité dont il est question et qui s'était déjà laissé inviter une fois, apprécie lui aussi cette atmosphère cultivée, cet esprit qui tente de dépasser les clichés médiatiques et culturels imposés. Son point de vue s'exprime de manière complexe. Actuellement centriste, il se tient pour un homme de droite qui ne peut actuellement adhérer à droite. Enthousiaste de Sarkozy, le retraité a été stupéfait des dérives de son régime politique, notamment d'affaires de compromission qui l'épouvante pour ce qu'elles révèlent de décadence d'une partie éminente de la classe politique. Le retraité semble tout autant édifié par le régime alternatif en cours.

Or, cette analyse est partagée par un certain nombre de partisans de la droite, et même de la droite extrême. Et, quand le retraité exprime son analyse de la situation politique avec force, il ne renonce pas un instant à sa nature tolérante et, en réalité, généreuse. A la différence, l'animateur de l'émission, complètement enragé de moralisme public, exprime une analyse sensiblement identique, mais avec une intolérance fanatique qui le conduit à des propos inadmissibles.

Comment le conflit monte lentement, insidieusement

Or, l'identité des analyses a construit une sorte de complicité entre les deux protagonistes qui a manifestement trompé le retraité. Le dialogue se poursuivant, les réactions des uns et des autres aidant, le retraité s'est rendu compte avec consternation qu'il existait un paradoxe improbable. On peut être entièrement d'accord sur un sujet et se trouver dans le débat sur le même sujet en opposition totale.

La situation était compliquée par une réputation sulfureuse de la radio associative dénoncée par le monde médiatique d'appartenie au microcosme de l'extrême droite nationaliste, ce qui est parfois avéré. Homme averti, le retraité, ne devait ignorer en rien l'étonnement qu'éprouverait ses amis à l'entendre sur les ondes de cette radio associative. Mais, esprit libre, il pensait pouvoir exposer ses idées et les débattre dans le cadre qu'il connaissait de la radio.

D'abord, le retraité n'a pas ressenti le malaise. Mais, les propos de l'animateur devenaient de plus en plus, disons précis. La déception fit alors réagir le retraité une première fois avec vigueur. Mais, il restait encore dans le cadre d'un débat participatif. Le souvenir de la réputation de la radio devait alors monter en lui.

L'animateur semblait ne rien percevoir du malaise croissant de son invité. Il continuait donc à "élucubrer" sur le thème du "moralisme républicain" tel que les bourgeois d'extrême-droite le perçoivent, un peu comme un impératif catégorique. Le retraité devenait de plus en plus silencieux, laissant le champ libre à son inviteur qui se laissait aller à sa verve extrêmiste.

Une résolution rationnelle de confrontation irrationnelle

Et d'un seul coup, l'incident éclata. Croyant avoir rencontré une parfaite adhésion chez son invité, l'animateur plein de contentement du tour que prenait son débat, offrit alors un nouveau rendez-vous à son invité pour lui permettre de dédicacer son dernier ouvrage. Stupéfait, l'animateur qui offre cette opportunité aux auteurs comme une douceur à laquelle aucun ne se dérobe, entendit le retraité décliner sombrement son offre.

Complètement stupéfait, l'animateur fit alors quelque chose qu'il ne "faut" jamais faire dans des relations de qualité. Il demanda à son invité la cause de son refus.

La réponse du retraité fut alors proprement stupéfiante. Il répondit avec la vigueur d'un héros dostoievskien qu'il ne l'aimait pas.

Un débat entre raison et idéologie

Ce débat et sa chute révélent des choses qui pourraient dépasser les simples circonstances qui les ont conduit.

Le débat met en jeu des compétences variées. Alors que beaucoup le pense exclusivement technique, c'est-à-dire mettant en oeuvre des raisons que l'intelligence personnelle examine et valide ou rejette librement, le débat est le champ d'autres forces qui comprennent la domination de l'autre, la soumission à un système d'idées indiscutées, mal formulées et auxquelles on se laisse soumettre sans le vouloir. Lorsque l'on rencontre l'instinct de domination d'un interlocuteur, puissance souvent déterminée par un vulgaire mécanisme hormonal, on se trouve confronté à plusieurs possibilités. Particulièrement l'une d'entre elles consiste à admettre l'argument de l'interlocuteur dominateur dans le système d'"idées" vagues auquel on se soumet. L'autre croit alors avoir triomphé rationnellement, et je peux croire être d'accord avec lui.

Cette situation est très fréquente dans les discussions politiques. Un fanatique va souvent tenter d'identifier si votre système de "valeurs", ces idées vagues mal construites, peu critiquées, correspond au sien. Il va alors tenter de vous dominer en vous démontrant que l'argument qu'il vous présente appartient à ce système de valeurs que vous pensez "partager" et qu'il en résulte que vous n'avez pas le droit de ne pas être d'accord, puisque vous "partagez" son système de "valeurs".

Généralement, la virulence de l'interlocuteur vous avertit d'une situation dangereuse dans laquelle vous allez insidieusement vous soumettre. Vous ne savez pas trop pourquoi vous souhaiteriez exprimer un désaccord, une nuance. Vous sentez seulement, que "ça" ne va pas.

Et alors, vous vous mettez à haïr le dominateur, parce que vous savez que, même si vous trouviez un raisonnement pour contester son point de vue ou pour présenter votre nuance, ce que les circonstances vous rendent difficiles, vous sentez confusément que ce qui importe à votre dominateur, ce n'est pas que vous soyez d'un avis différent, c'est que vous vous soumettiez.

L'objet de la soumission est rarement la personne même du dominateur. Cela arrive dans de rares cas de paranoïa, fréquents cependant dans le milieu politique. Le plus souvent, le dominateur va se réfugier derrière le "système d'idées" vague et mal défini.

Le retraité, malgré sa nette supériorité intellectuelle et technique dans la discussion, a été dominé par l'animateur pour des raisons purement physiologiques. Son dilemne se résumait à se soumettre ou à dire qu'il n'aimait pas son dominateur. C'est la seconde solution qu'il suivit, emporté par le dégoût devant l'impensé du système de "valeurs" qui se révélait derrière l'aggression du dominateur.

Bien entendu, cette situation est l'une des plus détestables qui soient.


Revue THOMAS (c) 2013