Note de Lecture - Alain Finkelkraut - La défaite de la pensée

Note de Lecture - Alain Finkelkraut - La défaite de la pensée

PhilippeBrindet - 06.10.2013 + 14.01.2017

Alain Finkelkraut est un censeur de l'aculture contemporaine. Son malaise dans la caste des intellectuels nous le rend éminemment sympathique. Son érudition nous réconforte.

Son petit ouvrage "La défaite de la pensée" date de 1987. Vingt-cinq années ont passées. La défaite est restée maîtresse du champ de ruines. L'attitude de Finkelkraut exprime la persistance chez lui du romantisme. C'est en disciple de Goethe, pétri des humanités, nageant en tête du banc des poissons des Lumières que Finkelkraut se sentirait le plus à l'aise. Mais on sent que le banc de poissons n'a pas voulu de lui.

Le problème de Finkelkraut c'est que quand il constate la défaite de la pensée, les fils des Lumières le tiennent pour un traître. Et cela déchire le coeur de notre auteur. Il fait un peu penser au Chrysale de Molière. "C'est à vous que je parle ma soeur ..." Aussi, son "apologie de la raison" est très clairement dictée par son anticatholicisme, cette caractéristique commune à tous les affidés des Lumières :

"Le succès que rencontre Jean-Paul II d'autre part, tient à sa manière et non à sa substance : il déchainerait le même enthousiasme s'il autorisait l'avortement ou s'il décidait que le célibat des prêtres ...."

La critique de AF nous paraît aussi injuste qu'inefficace. AF peut-il croire que de brocarder un catholique lui accordera les faveurs de ses propres adversaires ,

Cette observation est extrêmement marginale dans l'opuscule de AF pour qui le catholicisme ne présente quasiment aucun intérêt. Mais, le lecteur notera qu'il lie le catholicisme de masse au mouvement de la défaite de la pensée. Or AF est convaincu que la défaite de la pensée est entièrement animée par le culte de la consommation, pourtant condamné par Jean-Paul II.

La pensée défaite sur une anthropologie ?

La masse. Ne voilà t'il pas la cause de la défaite. Et quand AF cite l'homme sans qualité de Musil, ne tient-il pas ici l'unité de mesure du poids qui a entraîné la mort de la pensée. L'homme sans qualité n'est-il pas en effet le seul être compatible avec l'homme des Lumières, un individu identique partout, donc nul.

AF nous semble identifier la démocratie avec les Lumières. L'homme des Lumières est un homme partout pareil. Et cette identité est nécessaire pour fonder une égalité des droits exigée par Les Lumières.

Le nationalisme réellement défait par la pensée ?

AF cède aussi à une critique facile à dérouler, mais difficile à articuler efficacement, celle du nationalisme. Le problème ici est celui des étiquettes. Une étiquette n'a qu'un étroit domaine de validité. Et le nationalisme est un concept qui très efficace pour expliquer l'entraînement à la guerre et à la dictature,mais il perd de sa force explicatrice dès qu'on l'affecte à d'autres tâches. Ainsi, opposer Goethe à Herder est intéressant et érudit. Mais, c'est oublier que si le "Volksgeistde Herder est révoqué par le romantisme humaniste de Goethe, ce dernier a toujours été miscible dans le pire pangermanisme.

Je ne suis pas sûr, et AF est loin de me convaincre que le "nationalisme", même dans sa version chauvine, soit responsable de la défaite de la pensée. Surtout que la caractéristique contemporaine, alors encore peu visible lorsque AF écrivait son pamphlet, le mondialisme s'étale dans toute sa morne platitude, étouffant tout nationalisme, y compris celui qui nous paraît pacifique et constructif. Celui de la langue des poètes et des penseurs.

Une défaite : de la pensée aux penseurs

De notre point de vue, AF s'est trompé de bataille ou de belligérant. Ce n'est pas de "défaite de la pensée" qu'il aen fait traité. Non, parce que la pensée est toujours identique à elle-même. Elle est sa propre mesure et déroule sa vie avec ses viicissitudes peut être, mais toujours avec cette adresse typique de l'homme quand il développe ses qualités, fussent-elles nationales. Non, la défaite dont il faut traiter, c'est celle des penseurs, de ces clercs toujours traîtres depuis Julien Benda. Benda les voyait triomphants, AF les constate, soixante ans après, défaits et en déroute.

Mais, il aurait fallu à AF affronter la polémique avec les membres de sa caste. Il était encore jeune en écrivant son ouvrage. On se plaira d'imaginer que AF doit aujourd'hui regretter de ne pas avoir engagé directement le débat sur ce plan, parce que son livre et ceux qui l'ont suivi l'ont de toutes façons conduit à l'ostracisme de ses confrères.

Car, les membres de la caste des "penseurs" se moquent comme d'une guigne de la pensée. Et qu'elle soit "défaite" pour AF n'a éveillé chez eux qu'un noir sourire de dédain. Or, ce que montre AF, ce n'est pas tellement que la pensée a été défaite. C'est plutôt l'inexorable grégarité des penseurs qui ne cherchent qu'à se reconnaître entre eux et de se désigner un ennemi qu'on attaque, qu'on agresse en meute.

La pensée des Lumières, étrangère aux Arts ?

Une autre question me vient en réfléchissant au livre de AF. AF traite essentiellement de ce que l'on appelait au début du XIX° siècle, lorsque Renan écrivait, de Belles-Lettres. Mais, AF oublie complètement des pans entiers de la chose écrite, comme le roman, lui aussi aujourd'hui défunt. Et il ignore absolument les autres manifestations de la culture occidentale : musique, poésie, théâtre, cinéma et bien d'autres, peinture, sculpture, architecture.

A notre connaissance, il existe des régions - ne seraient-elles pas nationales ? - dans lesquelles la musique et le cinéma survivent encore et même font mieux que survivre et produisent encore des chef d'oeuvre simples mais admirables. En musique, nous pensons à un certain nombre de compositeurs, mais aussi d'interprètes, notamment du monde russe ou du monde asiatique.

Quand on examine les oeuvres accessibles, on ne peut que constater aussi que le nationalisme est la marque de la défaite de la pensée si on se réfère aux prétentions culturelles françaises. Et celà, AF ne le voit pas. Et sur le rôle du nationalisme dans la défaite de la pensée n'est-il pas définitivement établi pour les pays d'Europe du Sud : France, Italie, Espagne, Grèce. Il est sûrement très avancé en Grande-Bretagne, Allemagne et Etats-Unis, cet Occident anglo-saxon qui nous semble le moteur de la défaite avec sa marchandisation et son matérialisme boutiquier.

Mais, là encore, il n'y a de pensée que d'homme. Et d'un homme avec qualités. Chose que les Lumières persécutent au nom de la raison universelle et de l'égalité. L'homme sans qualité ne pense pas. Il est égal.

Quand un Lorant Deutsch écrit son Histoire de France, ce que lui reprochent ses détracteurs, c'est de donner à croire en des hommes particuliers quand les historiens "professionnnels" - c'est comme celà qu'ils se désignent - veulent à toutes forces voir le jeu d'obscures forces sociales, qu'ils ont lu dans les archives puantes du défunt marxisme, forces qui n'ont jamais existées que dans le cerveau malade d'hommes sans qualité, marchant vers l'abîme de Panurge en braillant des slogans vides de sens.

Muticulturalisme

AF fait un subtil distinguo entre une apologie à la Lévy-Strauss des cultures primitives et la promotion du relativisme multiculturel. AF pense que Lévy-Strauss aurait été mal compris, ou même pas compris. Or, ce que AF remarque, c'est le masochisme occidental qui entend l'apprentissage de l'autre comme le dénigrement de soi.

Plus encore que le muticulturalisme, AF constate les ravages du relativisme qui, après une phase d'admiration de la nullité, conduit à admettre l"égalité entre "Shakespeare et une paire de bottes". Joint au culte de la consommation, AF y voit l'achèvement de la défaite de la pensée.

Le problème nous semble t'il est un peu différent. Tout d'abord, il était très classique qu'un ignorant d'autrefois trouva même la paire de bottes plus utile et partant, plus belle que Shakespeare. Mais, le lettré, le savant, l'érudit, l'homme de culture, savaient admirer Shakespeare. Aujourd'hui, même celui qui prétend à l'érudition soutiendra par perversion que la paire de bottes vaut bien Shakespeare. Et là, AF a raison dans sa dénonciation.

Mais il dénonce là plus une défaite des "penseurs" qu'une défaite de la pensée.


Certains ricaneront en lisant dans l'ouvrage de AF l'avis de décès d'une civilisation presque bimillénaire. Nous savons bien que sur ses cendres et ses ruines se relèvera quelque chose sans doute. Mais, nous savons aussi les souffrances et les terreurs des hommes de notre temps, entraînés par des charmeurs de rats sur la route vers l'abîme.

Les hommes sont mortels. Leurs civilisations aussi. Ainsi en est-il de notre commune fragilité. Mais beaucoup sauteront dans l'abîme déjà morts du poison de Panurge.

Note
Une ancienne version de cette recension était franchement médiocre. Je l'ai ré-écrite en supprimant des notations inutiles et en précisant certaines remarques. Mais, il faut reconnaître que c'est une très médiocre recension dans laquelle j'ai plus mis ce que je croyais que ce que j'ai lu de l'auteur qui, franchement n'a aucun besoin de ma prose.

Revue THOMAS (c) 2013