Le crime prime

Le crime prime

Philippe Brindet - 03.12.2013

Les crimes contre les faibles

Il nous semble que les crimes contre les faibles, enfants, vieillards, personnes désarmées ou débiles, augmentent. Lorsque nous prétendons une telle chose on nous rétorque ou bien que les statistiques de soutiennent pas ctte allégation ou bien que l'augmentation provient simplement de l'amélioration de la qualité de la surveillance fournie par un Etat paternel, grâce par exemple à la vidéosurveillance ou aux analyses ADN qui permettent d trouver des coupables qui échappaient autrefois.

Ainsi, l'assertion selon laquelle les crimes contre les faibles s'accroisseraient en nombre et en horreur est souvent interprétée comme une critique à l'encontre de la société et même de l'Etat qui la contrôle de plus en plus étroitement. Dans le même temps, l'assertion est aussi interprétable dans bien des cas comme une demande à l'accroissement du contrôle policier de la société au bénéfice de ses membres. Au nom du droit à la sécurité, chacun se sentant menacé. Et l'impression de cette menace est d'autant plus importante que la personne qui la subit est en dépression sociale, provoquée aujourd'hui par l'éprouvante crise économique et sociale que nous traversons depuis des années et qui s'accroît elle sans conteste.

Il existe du coup une tentation redoutable dans l'opinion publique qui consiste à se révolter contre le criminel au motif de l'horreur de son crime. Il semble alors naturel aux gens que la sanction ultime soit appliquée à tout criminel reconnu coupable d'un crime dont l'horreur nous fait trembler.

Il serait possible de réciter, par exemple en remontant le calendrier de l'année, l'ensemble de cs crimes répugnants et horribles que la presse nous a instillé. Le petit garçon largé de 44 coups de couteau, la petite fille battue à mort par sa mère et par le concubin de celle-ci, et tant d'autres dont la mémoire est chassée par le crime suivant sans effacer leur horreur.

Un crime anormal

Un crime très spécial vient cependant de se dérouler, presque sous nos yeux, à cause des caméras de vidéosurveillance. Nous voyons une fillette et sa mère voyager par le train, insouciantes vers la Mer du Nord. Puis, nous voyons les images de la mère avenante revenir seule et enfin, le corps sans vie de la fillette abandonnée sur la plage à la marée montante.

Beaucoup de crimes répugnants le sont à cause de la médiocrité de leur auteur. C'est la mère exaspérée par les cris de l'enfant, le beau-père pris de boisson qui se met à taper, à taper, le passant inconnu qui, par fantaisie, frappe et refrappe le faible inconnu malencontreusement rencontré, ...La médiocrité de ces personnes nous renvoit à nos failles. Qui de nous n'a pas subi un flash meurtrier. Qui de nous ne s'est jamais emporté. Médiocrement.

Il est possible que notre sentiment d'horreur à l'encontre de ces crimes, notre exigence d'une justice impitoyable et rapide à leur encontre ne soient l'expression de notre peur un jour de céder à la malédiction du meurtre. Notre férocité à l'encontre ds criminels est alors une sorte de leçon que nous nous donnons à nous-mêmes.

Le crime de Berk est au-delà de cette horreur. On entend beaucoup de femmes, beaucoup d'hommes aussi, s'exaspèrer du fait qu'une mère parvienne à noyer sa fille. On veut absolument prêter à la femme meurtrière une intention inconnue, mais vile, coupable mais lamentable. On veut la faire taire définitivement, sans même écouter la raison. Cette vengeance est le grand drame de l'humanité. C'est la noblesse de la Justice d'écarter ces pulsions régulatrices.

Ici, le crime est parfaitement anormal. D'abord, le caractère "souriant", "avenant", de la mère visible surles vidéos de surveillance diffusées est insupportable pour beaucoup. Arrêtée, on la décrit effondrée par son crime. Mais, on peut imaginer qu'il s'agisse d'une attitude "normalisée" par la pression sociale qui s'applique à tout inculpé.

Ensuite, ce qui filtre de ses motivations est extraodinairement instructifs. Sur l'humanité et sur son élite.

La mère meurtirère de Berk n'a pas sombré sous l'effet d'une rage meurtirère. Elle n'est pas une véritable victime de la crise. Elle a emmenée sa fille dans une longue promenade dont elle est revenue seule. Laissant maintenant ses avocats parler à sa place pr voie de presse.

Le caractère anormal du meurtre réside dans la haute conscience de ses actes que l'assassin semble posséder à la fois par sa vie calme et rangée, sa culture et ses études supérieures, ses liens avec le milieu artistique. Selon les premiers témpoignages, la femme semble frappée de deux évidences :

  1. sa petite fille ne pouvait continuer de vivre parce qu'une logique impeccable l'y conduisait ;
  2. elle conçoit l'atrocité de son geste à la fois parce qu'elle en a une claire conscience et parce qu'elle a toujours aimée sa fille.
Les "braves gens" sont outrés de ce genre d'aperçu qu'ils accusent d'être des palinodies psychologisantes et esthétisantes qu'il faut écrater absolument du débat. Débat qui se résume en la revendication d'une sanction définitive et rapide.

Trois auteurs éclaircissent l'affaire

Le noeud de ce crime a été tranché par un romancier russe du 19° siècle, Fédor Dostoievsky, dans son roman le plus célèbre en France : Crime et Châtiment. Dans ce roman, l'étudiant Raskolnikov tue une vieille usurière parce qu'il pense qu'un homme supérieur comme lui a le droit de tuer une femme inférieure comme elle. Cette idée le taraudait depuis plus années et lui avait été indiqué par l'Histoire de Napoléon sacrifiant la Grande Armée au nom de son idée de l'Empire. Et peu à peu, Raskolnikov en était arrivé à l'idée que Newton et Descartes auraient eu le droit de tuer des centaines d'hommes si cela avait été nécessaire à la production de leurs découvertes.

Peu à peu, Raskolnikov en vient à se demander comment la vieille usurière qui tient son avenir entre ses mains débiles a t'elle encore le droit de vivre, lui interdisant à lui Raskolnikov, d'exprimer son idée supérieure pour laquelle il vit.Il assassine la vieille femme. Sans aucun trouble. Le remord viendra après.

Deux auteurs dont on sait qu'ils ont lu avec attention Dostoievsky, Nietzche et Sartre, vont développer cette idée du droit du surhomme de dépasser une morale humaine pour l'accomplissement du projet surhumain pour Nietsche, du projet simplement humain pour Sartre qui vient après Nietzsche. Etudiante en philosophie à l'Université Paris-VIII, la meurtière d Berck a évidemment étudié ces trois auteurs. Elle produit en acte la pensée dostoievskienne, traduite en acte féminin.

Sidérant et central.

Ce qu'annonce le crime exceptionnel

Il y a quelques années, un auteur français s'est intéressé à Sade, le "divin marquis" du 18° Siècle. On retient de Sade le nom d'un auteur sulfureux, probablement pornographique, mais qui ne serait jamais qu'un auteur en mal de scandales, aujourd'hui bien modiques. Or, il n'en est rien.

Notre auteur que nous ne citerons pas plus parce que sa pensée se porte sur un autre sujet et que je ne veux pas l'appeler à la rescousse de cette affaire sociétale, a fait une notation extrêmement suggestive. Pour lui, la nouveauté de Sade, ce n'est bien entendu pas l'écriture de petits romans destinés à faire firissonner les petits bourgeois s'encanaillant dans la pénombre trouble de leur cabinet de lecture à fauteuils Louis XVI. Sade a été enfermé pour avoir commis des meurtres épouvantables qui fondent dans l'horreur le qualificatif de "sadisme" qu'il est aujourd'hui habituel de saluer d'un sourire narquois, comme s'il s'agissait dune petite chose anodine que notre grand-mère passée de mode réprouverait..

Or l'auteur que nouns ne citons pas, à fait une découverte capitale. Pour lui - et je ne me souviens plus s'il s'agit d'une citation dans l'oeuvre de Sade, je crois plus volontiers qu'il s'agit d'une découverte de notre analyste très pénétrant - Sade a découvert que dans son époque : le crime prime. Et cette déclaration est le fondement même de la Révolution française qui s'initie par le meurtre épouvantable et se poursuit dans le bain de sang : en Vendée, à Lyon, à Toulon, en Allemagne, en Italie, en Espagne, ...

L'idée forte de Sade et celle de la Révolution française est celle que la liberté fonde le droit du patriote d'arracher de manière horrible la vie de celui qu'il exclut, qu'il soit catholique ou ci-devant. Parce qu'il ne peut y avoir de liberté pour les ennemis de la liberté et parce qu'il n'existe que la liberté ou la mort.

Un siècle plus tard, Dostoievsky analyse la société occidentale de son temps. Je souligne ici sans développer, occidentale et pas seulement russe, même si le panslavisme de Dostoievsky est à la fois bien connu et incontestable. Et cette analyse le conduit à symboliser le mouvement de notre civilisation par le meurtre de l'usurière par l'étudiant. Ce meurtre va fonder la Première Guerre mondiale et partant la révolution bolchévique et la révolution hitlérienne.

L'idée forte que Dostoievsky découvre dans le 19° siècle finissant, c'est que le surhomme ou le prolétaire a le droit de supprimer l'usurière vile, le capitaliste inutile pour que vive une humanité nouvelle dans ce grand soir de la société sans classe.

Le meurtre de Fabienne K. se situe comme une progression dans la ligne de Sade, puis de Dostoievsky. Elle a réalisé comme Sade ce que Dostoievsky a seulement écrit. La grande transgression. Et celle-ci aujourd'hui frappe un enfant. Au nom de son bien-être. Son avocate en est parfaitement consciente qui, au lendemain de son incarcération dit de sa cliente qu'elle a réalisé l'euthanasie de sa fille qui ne pouvait plus vivre parce qu'elle n'était pas dans son projet humain. Fabienne K. parle alors par son avocate, du fait que ce meurtre est aussi sa propre euthanasie.

Après le Sade de la Révolution de 1789, après le Raskolnikov de la première Guerre Mondiale, le crime de Fabienne K., la bonne mère de Berk, ne nous apprend-il pas notre futur proche ? L'euthanasie des personnes que la "mère" ne pensera plus en dignité de vivre. L'euthanasie par cette mère si douce qu'on appelle la démocratie ?

L'euthanasie comme réponse au droit à la dignité. 'La dignité ou la mort', un slogan en écho aux hurlements de jacobins : "la liberté ou la mort.'


Revue THOMAS (c) 2013