Eglise et Contre-Révolution - Sur une réflexion de Mgr Eyt en 1989

Eglise et Contre-Révolution - Sur une réflexion de Mgr Eyt en 1989

Philippe Brindet - 21.02.2015

Bicentenaire de la Révolution obligeant, dans la revue catholique française Communio, N° 3-4 de mai-août 1989, pp. 115 et s. Mgr Pierre Eyt publiait un article de dix pages dont le sujet ne serait pas épuisé par dix ouvrages de cinq cents pages. Dans cet article intitulé "L'Eglise, la Révolution française et les révolutions", l'auteur remarque bien la condamnation de S. Pie VI contre la Constitution civile du clergé. Il convient que la Déclaration des droits de l'homme est aussi visée par le Pape d'alors. Mais il ne détaille pas ces condamnations. Il en déduit seulement que l'Eglise est alors liée à la Contre-Révolution, qu'il ne décrit pas plus. Il note que, ultérieurement, "L'Eglise se détache de la Contre-Révolution". Et dans ce détachement, il ne cite que Lacordaire. Sans d'ailleurs en dire quoique ce soit.

La remarque de Pierre Eyt est loin d'être erronnée. Mais elle paraît succincte. Comme l'article très insuffisant.

Sans vraiment préciser, l'auteur alterne d'une Eglise qu'il désigne sous le terme de "Eglise de France" à l'Eglise catholique romaine. A notre estimation, cette analyse est notoirement insuffisante et contribue à rendre incompréhensible la crise européenne qui dure encore et la crise de l'Eglise de l'époque moderne.


Empêtrés dans une Histoire idéologique, trop d'auteurs ignorent que la Révolution française ne dure pas dix ans. Cela aussi, Pierre Eyt semble l'ignorer complètement. En réalité, elle dure moins de cinq années et sombre dans la ridicule dictature du Directoire, dès 1794. Cinq ans en réalité.

Pire encore, les acteurs de la Révolution française étaient des priviliégiés de l'Ancien Régime. Au pouvoir pendant la Révolution, au pouvoir sous le Directoire, on les retrouve dignitaires sous l'Empire, puis banquiers et hauts fonctionnaires sous la Restauration. Soixante ans plus tard, Engels n'aura pas de mots assez durs pour ces individus sans aveu. De celà, Pierre Eyt ne dit pas un mot.

Dans l'Eglise, Talleyrand qui, avec le ridicule Lafayette, fait 1789, renouvelle l'Eglise de France en sacrant les premiers évêques de la Constitution civile du clergé. Talleyrand est ainsi le "père" du clergé jureur, Et il est alors une sorte d'infuseur de l'idéologie de la Révolution dans l'Eglise, parce que ce clergé jureur a fait la Révolution. Un Conventionnel sur cinq est un ecclésiastique de haut rang. Ces Conventionnels ecclésiastiques ont nommé et ont été nommés par un clergé républicain qui, dans son immense majorité, va se retrouver dans l'Eglise de France du Concordat, puis de la Restauration.

Parler de Contre-Révolution dans l'Egise est une gageure. Pierre Eyt la fait.

Même l'opposition entre une prétendue "Eglise de France" et l'Eglise catholique romaine est largement exagérée. En effet, le successeur de S. Pie VI, décédé lors de sa déportation à Valence en 1799, le Pape Pie VII, signe le Concordat avec le Premier Consul Bonaparte le 15 juillet 1801. L'objectif de ce Concordat est d'éteindre définitivement tout lien de l'Eglise, fut-elle de France, avec la Contre-Révolution. Ce que Pie VII et Bonaparte réussissent. Moins de quinze ans après le début de la Révolution.

Le but commun de Bonaparte et de Pie VII a été de solder les excès de la Révolution. Les deux parties ont contraint les tenants de la Contre-Révolution à faire un retour dans leurs milieux respectifs, clergé ou bourgeoisie, en éliminant largement tout esprit de vengeance. Mais, il est moins que certain que Pie VII ait abdiqué les condamnations prononcées par S. Pie VI contre la Déclaration des Droits de l'Homme et contre la Constitution Civile du Clergé. Napoléon a clairement conservé des avancées de la Constitution civile du Clergé dans le Concordat et "oublié" - le Pape aussi - la Déclaration des droits de l'homme. Cette Déclaration cependant dont l'idéologie va passer entièrement dans le droit français par le Code Napoléon que la Restauration, si peu contre-révolutionnaire, laissera prospérer.

Ainsi loin de "nourrir" la Contre-Révolution, l"Eglise romaine l'étouffe définitivement.


Il y a plus fort encore. La Constitution civile du clergé réorganisait bien l'Eglise de France. Mais, sauf au redécoupage des diocèses, elle conservait l'esprit de l'Eglise de France de l'Ancien Régime. Le Roi était seulement évincé au profit de la Nation, et rapidement ensuite de la République. Et, sous l'Ancien Régime, le prêtre et l'évêque étaient déjà des fonctionnaires de l'Etat français, état monarchique alors. Lorsque l'Etat devient républicain sous la Révolution, les ecclésiastiques resteront fonctionnaires de ce même Etat. Comme Tocqueville l'écrit dans L'Ancien Régime et la Révolution, la Révolution reprend les structures de l'Ancien Régime. Pire encore, les idées de la "Révolution" sont celles de l'Ancien Régime.

Les historiens en général lisent mal le processus de nomination des évêques. Ils se fiennent à la théologie et aux termes du droit canonique. On comprend mal ce "respect" dont ils témoignent, même quand ils sont athées. On a voulu croire - et Saint Pie VI l'affirme dans son bref Quod Aliquandum - que les évêques étaient "naturellement" nommés par le Pape et que la Constitution civile du clergé renversait de manière "révolutionnaire" cette façon de "faire" l'Eglise. Mais, dans l'Ancien Régime, le Roi nommait les évêques, même si Rome prétendait et croyait le faire. Et aujourd'hui encore, si une nomination ne convient pas au Ministre de la Police (et des Cultes ...), le candidat peut faire son deuil de la mitre et de la crosse qui semblent plaire à tant d'ecclésiastiques.

Les historiens ont beaucoup glosé sur la lettre par laquelle l'évêque républicain devait informer le Pape de sa nomination par l'élection départementale qui le formait. Ils y voyent à tort une sorte de défi lancé au Pape de Rome par l'évêque de France. Ils ont aussi beaucoup glosé sur les serments exigés des fonctionnaires républicains, dont le serment des prêtres. Mais, le même serment était imposé en faveur du roi sous l'Ancien Régime.

L'idée que l'Eglise aurait suscité ou participé à une Contre-Révolution est pure mirage. Qu'elle s'en soit détachée plus tard est là aussi une idée sans fondement.


Pendant la période qui suit la Révolution française, l'idéologie républicaine ne va prendre son essor qu'en France et en Italie, les Etats-Unis restant à part. Pratiquement partout ailleurs en Europe, les idées des Lumières vont progresser et rénover lentement les monarchies qui subsistent. Certaines sont encore là, comme en Belgique, Norvège, Danemark, Luxembourg, Royaume-Uni, Espagne. Leur forme kantienne d'abord, hégelienne, puis marxiste enfin, va se développer et beaucoup plus sous le patronage de Locke que sous celui de Rousseau qui n'en fut qu'un pâle imitateur. Et ces monarchies vont d'ailleurs évoluer en fonction de bien d'autres idées que celles des Lumières, notamment en Allemagne avec la redoutable idée d'une "nation allemande".

L'article de Pierre Eyt reste franco-français. Il échoue complètement à rendre le mouvement universel tant celui de l'Eglise que celui de la Révolution.


Cependant, si on entend par Contre-Révolution la lutte physique des conservateurs contre les tenants des idées des Lumières, celle-ci sera indubitable en France sous la Terreur, puis sous la Restauration.

Sous la Terreur, trois révoltes ont nourri le fantasme d'une Contre-Révolution : la Provence, Lyon et la Vendée. Ces menées contre-révolutionnaires qui échouèrent dan sle sang, furent respectivement régionaliste, monarchiste et enfin catholique. Seule, la Vendée put inspirer une certaine forme de Contre-Révolution dans l'Eglise. Mais, les prêtres, s'ils suivirent leurs paroisses, ne furent que très rarement des animateurs de cette Contre-Révolution. Elle fut l'oeuvre de villageois qui obligèrent leurs nobles à prendre le commandement militaire dont la compétence leur échappait. Le clergé réfractaire se joignit à eux, non pas tant pour lutter contre la Révolution, que pour rester fidèles à leur peuple dans le combat sans espoir contre la Terreur. Seuls quelques Conventionnels purent prétendre que l'Eglise participa à la Contre-Révolution. Leurs crimes jugent leur prétention.

Sous la Restauration, la Contre-Révolution opéra avec la Terreur Blanche d'abord - moins de quatre ans - et les actes de bannissement des régicides. On peut encore identifier sa trace avec l'emprise des Congrégations pendant la première partie du règne de Charles X.. Mais même là, de 1815 à 1830 environ, seule une fraction minoritaire - très peu ecclésiastique - aura une attitude réellement contre-révolutionnaire.

Au lieu d'une "contre-révolution", on va assister à la mise en place d'une certaine forme de débat intellectuel subversif entre les idéologues républicains (Saint-Simon, Fourier, Proud'hon, Cabet) et les idéologues contre-révolutionnaires (les De Maistre, Rivarol, ...). Et les deux camps s'exprimeront évidemment dans l'Eglise de France parce qu'elle recrute naturellement dans les milieux sociaux des deux camps. Mais entre les deux camps républicain et contre-révolutionnaire, on va trouver Chateaubriand et Guizot. Mais aussi le dessein de Pie VII à la fois de pardonner les massacres subis par l'Eglise et d'instaurer une coopération avec le pouvoir successeur de la Révolution (l'alliance du Trône et de l'Autel). Le véritable mouvement historique n'est pas celui de la Contre-Révolution. Il est celui de la Restauration. Et cette Restauration a très vite abandonné le rêve illusoire d'un retour à l'Ancien Régime pour adopter en vingt ans jusqu'au parlementarisme républicain, qui copiait le parlementarisme de la monarchie britannique que les émigrés royalistes avaient cotoyés.

Sous Louis-Philippe, la Contre-Révolution était déjà morte. Et sous le Troisième Empire, elle n'était qu'un lointain souvenir. Les idées révolutionnaires s'étaient largement embourgoisées et ecclésiastiquées tout du moins en France. A la différrence en Italie, la Révolution garibaldienne menace de supprimer la Papauté. Et l'action de Manzoni et de Garibaldi, appuyée sur la Charbonnerie et la Franc-Maçonnerie, va pousser la défense du Pape comme une Contre-Révolution en Italie et au coeur même de la Papauté. Et cette Contre-Révolution va finir par triompher, non pas en ce que les idées républicaines auraient été vaincues, mais parce qu'elles vont se trouver adoptées partiellement par les catholiques, même papistes. Ces catholiques qui resteront finalement en place, "avalant" Garibaldi et Manzoni pourtant issus de la Révolution française.


L'Eglise - fut-elle "de France" - ne constitue pas, n'a jamais constituée, même au temps de S. Pie VI, un "bloc" d'adversaires de la Révolution ou de la République. En réalité, Pierre Eyt se borne à évoquer en un mot l'abbé Lacordaire pour bizarrement enjamber l'Histoire jusqu'au Concile Vatican II. On aurait beaucoup apprécié qu'il développe un lien quelconque entre la Révolution et le Concile. Mais il reste elliptique sur le sujet.

Et on le voit fondre d'un seul élan sur le pauvre Jean-Paul II appelé à la rescousse de la Révolution et qui serait bien embarrassé de ce patronage qu'on lui accorde "au nom des évêques français". Mais ceux-ci ont coutume de faire parler qui bon leur semble de la manière qui convient à leur autorité sans contre-pouvoir.

Bien au contraire, l'Eglise d'après la Révolution française se répartit en trois groupes aux frontières indécises :

  • des gens qui sont adversaires de la République et des Lumières : c'est à cause d'eux que certains confondent l'Eglise et la Contre-Révolution ;
  • les gens qui sont partisans des idées des Lumières, ou bien parce que leur tolérance les engage à ne pas engager une lutte contre les républicains, ou bien parce qu'ils sont eux-mêmes républicains ; et enfin
  • l'immense majorité des fidèles - et partant, des ecclésiastiques qui en sont issus - qui n'ont aucune préoccupation idéologique, comme d'ailleurs le reste de la population.
L'Eglise hiérarchique a manqué de se séparer de la caste dirigeante de l'époque de l'Ancien Régime, du fait même que cette caste est restée inchangée après la Révolution. Elle s'est ainsi condamnée à ne rien comprendre au monde auquel elle a cru s'ouvrir lors du Concile Vatican II.


Revue THOMAS (c) 2015