Un général américain démonte les erreurs occidentales au Proche-Orient

Philippe Brindet - 30.11.2015

Dans un interview donné à Der Spiegel en allemand, intitulé "Wir waren zu dumm" ("Nous avons été trop idiots") et publié le 29.11.2015, le général US Mike Flynn - dernièrement patron de la DEI, les servics secrets de l'armée américaine démonte le mécanisme géostratégique américain et donc occidental qui aboutit à la montée de la catastrophe qui vient.

Cinq constats du général Flynn

1 - La géostratégie du chaos est une erreur gravissime

Le général Flynn estime que la déposition de Saddam Hussein a été une erreur capitale qu'on a reproduite avec Khadafi et qu'on veut reproduire avec El Assad.

La désorganisation des Etats qui s'y étaient établi a conduit à un chaos indescriptible que, contrairement aux prévisions des géostratèges occidentaux, l'Occident a été incapable de contrôler au profit de qui que ce soit.

2 - C'est une erreur dramatique de chercher un centre de commandement à l'"occidentale" pour les attentats n'importe où

Le général Flyn estime qu'une autre erreur dramatique est la politique qui consiste à croire que l'ennemi reproduit les schémas guerriers de l'Occident. Ainsi, rechercher à Raqqa, en Syrie ou ailleurs la cause des attentats de Paris ou d'ailleurs est une erreur fatale.

A Raqqa, il existe plus de cent nationalités de djihadistes. Chacune est largement autonome et possède sa propre zone avec ses interprètes. Le commandement est sur une hiérarchie "plate" et seules des informations sont échangées avec Al Baghdadi.

3 - Le chef du djihad est de plus en plus sophistiqué

Le général Flynn estime que, après Ben Laden, puis Al Zarkaoui, Al Baghdadi représente un progrès dans la ruse et l'intelligence stratégique. Même si chaque groupe djihadiste, national notamment, possède ses propres objectifs, Al Baghdadi est capable d'organiser ses propres opérations militaires en Irak et en Syrie, notamment. Probablement en Lybie.

4 - La Russie a montré la direction stratégique

Pour le général Flynn il faut arrêter de considérer la Russie comme l'adversaire et il faut construire une alliance avec elle. Elle a lancée sa propre campagne militaire et ça marche. Les opérations de mendicité de Hollande d'aide militaire à Washington puis à Moscou sont pathétiques. Il faut aller bien plus loin.

5 - Une intervention au sol est inévitable

Selon le général Flynn, une intervention militaire au sol est inévitable. Pour éviter de recommencer une occupation d'un pays musulmans, il faut que les ETats arabes participent à cette coalition. Parce que l'absence de participants arabes à l'invasion de l'Irak a véritablement créé l'EI comme acte de résistance à l'occupation occidentale.

Quelques réflexions sur les propos du général Flynn

1 - Comment se trouver à un tel degré de désaccord aujourd'hui ?

Le général Flynn est un officier supérieur. Sa position aujourd'hui qu'il a quitté l'armée est tout à fait pertinente, mais particulièrement étonnante. Comment a t'il pu diriger notamment les services secrets de l'Armée US et devenir aujourd'hui aussi critique ?

On se souviendra qu'il y a quelques semaines, plusieurs articles de quotidiens américains ont parlé de la protestation de professionnels du renseignement américain qui regrettaient que leurs rapports étaient systématiquement "ensoleillés" par leur hiérarchie, de sorte que les informations dramatiques passées par les opérationnels parvenaient aux décisionnaires sous une forme toute autre.

Si le général Flynn a reçu des informations trop "enseoleillées", il a vite compris de quoi il retournait. Ce qui pose une question sur la structure sociale qui conduit au commandement militaire des actions géostratégiques de l'Occident. Il semble plus réaliste de considérer que l'"ensoleillement" de l'analyse de la situation géostratégique s'est exécutée à un autre niveau.

Particulièrement, on remarque que les vues de l'Administration Obama et celles de leurs principaux alliés, Canada, Grande-Bretagne et France, correspondent exactement à ce que le général Flynn reproche. Et on remarquera aussi que les principaux quotidiens qui sont réputés faire de l'information, ont tous pratiqués un incroyable activisme pour pousser les opinions et les gouvernements occidentaux dans la catastophe qui se prépare.

Nous avons particulièrement étudiés les articles des quotidiens suivants :

  • The Washington Post
  • The New York Times
  • The Guardian
  • Die Welt,
  • Tageszeitung
  • Le Figaro
  • Le Monde
Tous ces organes de presse ne se contentaient pas de rapporter la situation géostratégique qu'ils observaient. Mais ils prenaient lourdement position. Ils ont mené une intoxication de grande ampleur de l'opinion publique de sorte qu'elle s'est trouvée le plus souvent en accord avec la géostratégie de leurs Etats.

Dans le même temps, tout porte à croire qu'il a existé une collusion entre les journalistes, spécialistes des questions du Proche-Orient ou de l'islam et les conseillers civils des administrations d'Etat occidentales. Il s'en est suivi que les opinions des services d'analyse de l'armée ont pu être écartées et même "ensoleillées" plus tard dans la chaîne de transmission du renseignement et de l'analyse géostratégique.

A ce propos d'une collusion entre une partie notable de la presse et des conseillers politiques civils des adminsitrations d'Etat, on connaît déjà l'implication catastrophique de "plumes" célèbres qui se prétendaient de grandes consciences de l'humanité pour exiger en termes orduriers la chute de Saddam Hussein, puis celle de Khadafi et enfin celle de El Assad. Ces mêmes "grandes consciences" qui aujourd'hui manipulent l'opinion et poussent les Etats occidentaux contre la coopération avec la Russie.

Pour terminer cette réflexion, on notera qu'il existe de nombreux points de passage entre la carrière de journaliste et celle de conseiller géopolitique ou diplomate. Les formations universitaires sont quasiment les mêmes, les classes sociales dans lesquels ils sont recrutés sont les mêmes. Tout celà sent son "endogamie" parfaitement délétère.

Le problème principal de l'Occident face à la catastrophe islamiste pourrait résider là.

2 - Une grande coalition pour faire quoi ?

Nous comprenons facilement qu'une grande coalition assemblant tous les pays civilisés pour résoudre le problème du Proche-Orient est préférable à regarder passivement tel ou tel Etat prendre des initiatives isolées.

Malheureusement, la question est beaucoup plus complexe. Actuellement, les Américains se sont largement désengagés de l'Irak en poussant un énorme soupir de soulagement. Ils comprennent que la montée de l'EI est une menace pour le monde entier. Mais en même temps, elle a été rendue possible par les Etats-Unis eux-mêmes, par la Turquie et par l'Arabie et les autres pétromonarchies.

Le diktat des sunnites est celui de l'élimination par n'importe quel moyen de El Assad. Vers 2011, quand les américains on compris cette revendication sunnite, ils venaient de céder l'Irak aux chi'ites. alors même que la majorité démocratique y était sunnite. Ils ont imaginé que l'EI, qui apparaît peu après par coagulation de plusieurs groupes djihadistes, pourrait dans ce désordre participer à l'élimination du régime syrien.

Quand il s'est agi d'aider les Kurdes irakiens, notamment à Kobané, les turcs ont systématiquement et impudemment assisté l'Etat islamique contre les kurdes du YPK.

Quand il s'est agi de bombarder l'Ei peu après, les avions turcs ont bombardés les positions kurdes ... et les Occidentaux n'ont pas protesté.

Depuis 2012, les occidentaux livrent de grandes quantités d'armes à des groupes rebelles en Syrie dont la plupart passent avec armes et bagages dans le camp de l'EI. Certains manipulateurs d'opinion continuent d'agiter l'existence de groupes d'opposition modérée. Mais les Etats-Unis ont été contraints de reconnaître que leur programme d'instruction militaire des groupes rebelles "modérés" était un échec total (lire par exemple : New U.S.-Backed Alliance to Counter ISIS in Syria Falters). Tout l'armement est parti dans le camp de l'EI. Et le seul groupe d'une dizaine de combattants qui a été envoyé au contact des forces syriennes est passé dans le camp de l'EI.

Les Russes qui avaient dès 2011 empêchés une intervention occidentale en Syrie luttant contre les diplomaties irresponsables de Juppé puis de Fabius, tiennent à deux principes :

  1. la Syrie dispose d'un Etat légitimement institué et actuellement dirigé par Assad. La Russie défendra la Syrie contre les agressions qui la frapperont.
  2. La formation de l'EI constitue une menace directe pour la sécurité intérieure de la Fédération de Russie parce qu'elle est capable de se projeter parmi les populations musulmanes de la Fédération, au Caucase notamment.
Forts de ces deux principes directeurs, les Russes lancent fin Septembre 2015 une campagne de guerre aérienne en Syrie. Les journalistes occidentaux manipulateurs d'opinions se moquent des piètres résultats que les Russes et les Syriens obtiendraient. Toujours est-il que l'Ei n'avance plus et que les autres groupes djihadistes - inutile de les qualifier de modérés, il n'y en n'a plus - se débandent et rendent peu à peu les bourgs des principales provinces syriennes.

Plus récemment, les français, exaspérés par les attentats de Paris dont ils accusent l'EI - et le général Flynn leur apprend que ce n'est pas forcément la solution unique ... - se sont lancés dans une guerre aérienne plus ou moins aux côtés des Russes. Mais quand les Russes soutiennent Assad, les français veulent sa chute ... Il y a encore beaucoup d'autres problèmes parmi lesquels :

  • l'attitude étonnante d'Israël dans le conflit actuel ;
  • le commerce du pétrole et des Antiquités par l'EI et ses affidés ; ou encore
  • le flot de migrants venant en Europe de Lybie et, plus récemment, de Turquie par la Grèce ....
C'est déjà trop de problèmes insolubles ...

Et vous voudriez faire une coalition ? Mais avec qui ? Et contre qui ? Et plus grave encore : quand "vous" aurez gagné la guerre contre "qui", vous ferez la paix avec "qui" ?


Revue THOMAS (c) 2015