Sur le centre de la foi de Mme de Sévigné

Philippe Brindet - 27.12.2015

Lettre de Mme de Sévigné à sa fille

( in Sevigniana, publiées chez Fournier à Auxerre, en 1788, p. 177-179) :

Vous lisez donc S. Paul et S. Augustin ; voilà les bons ouvriers pour établir la souveraine volonté de Dieu ; ils ne marchandent point à dire que Dieu dispose des créatures ; comme le potier, il en choisit, il en rejette ; ils ne sont point en peine de faire des compliments pour sauver la justice ; il n'y a point d'autre justice que la volonté ; c'est la justice même ; c'est la règle : & après tout, que doit-il aux hommes ? Rien du tout. Il leur fait donc justice quand il les laisse à cause du péché originel qui est le fondement de tout ; & il fait miséricorde au petit nombre de ceux qu'il sauve par son Fils. Jésus-Christ le dit lui-même : Je connais mes brebis, je les mènerai paître moi-même, je n'en perdrais aucune, je les connais, elles me connaissent. Je vous ai choisis, dit-il à ses Apôtres, ce n'est pas vous qui m'avez choisi. Je trouve mille passages sur ce ton, je les entends tous ; & quand je vois le contraire, je dis : C'est qu'ils ont voulu parler communément ; c'est comme quand on dit que Dieu s'est repenti, qu'il est en furie ; c'est qu'ils parlent aux hommes, & je me tiens à cette première et grande Vérité qui est toute divine, qui me représente Dieu comme Dieu, comme un Maître, comme un Souverain Créateur & Auteur de l'Univers, & comme un Etre enfin très-parfait, selon la définition de votre Père [Descartes]. Voilà mes pensées respectueuses dont je ne tire pas de conséquences ridicules & qui ne m'ôtent pas l'espérance d'être du nombre choisi, après tant de grâces qui sont des préjugés & des fondements de cette confiance. Je hais mortellement à vous parler de tout celà ; pourquoi m'en parlez-vous ? Ma plume va comme une étourdie.

Quelques réflexions de lecture

  1. Mme de Sévigné est tenue comme une Précieuse Ridicule par les gens qui ne la lisent pas, la confondant souvent avec la Comtesse de Ségur qui, s'étant spécialisée dans la littérature pour enfants, ne peut pas être une auteure sérieuse. Mme de Sévigné (1626 - 1696) est bien du temps des Précieuses, mais elle n'en a pas les traits. Et Mme de Ségur (1799 - 1874) vient presque deux siècles plus tard. Dans les lettres à sa fille, les réflexions de Mme de Sévigné sont un bien curieux mélange de manifestations de l'amour maternel, d'échos mondains d'une drôlerie féroce, mais aussi de réflexions religieuses d'orientations philosophique et théologique très poussées. Le style en est éblouissant et reste sans égal dans les Lettres françaises.

  2. Il faut noter aussi que les lettres de Madame de Sévigné ont été publiées après sa mort, détruites pour la plupart après publication. Des doutes sérieux d'authenticité se sont élevés et ne sont toujours pas levés, même si certaines lettres autographes auraient été retrouvées.

  3. L'extrait de lettre montré ici provient d'une confidence de sa fille. On constate que cette fille lisait Saint Paul et Saint Augustin, qu'elle était une lectrice de Descartes et que sa mère pouvait en discuter avec pertinence en y ajoutant Malebranche. Ces quatre auteurs n'ont vraiment aucune relation avec la frivolité d'une marquise du Grand Siècle. Pourtant, peut être grâce à Mme de Sévigné, la frivolité du Siècle de Louis XIV est aggravée par ces auteurs qui étaient connus à fond comme aucun auteur n'est connu ainsi de nos jours.

  4. A la fin de l'extrait, Mme de Sévigné écrit : Je hais mortellement à vous parler de tout celà ; pourquoi m'en parlez-vous ? Ma plume va comme une étourdie. La dernière expression est souvent citée pour expliquer que Mme de Sévigné est radicalement frivole. C'est une calomnie. Elle aime cacher ses inquiétudes et ses interrogations derrière un ton sacarstique qui vise justement à faire croire à la frivolité plus qu'au cynisme. Les frivoles la prennent pour des leurs. Elle n'en est pas.

  5. A la réflexion, la dernière expression de Mme de Sévigné révèle qu'elle vient de montrer le fond de son âme? Elle veut adoucir la gravité qu'elle ressent d cette évocation en se mettant comiquement en colère contre sa fille (pourquoi m'en parlez-vous ?) tout en reprochant à sa plume d'être étourdie ... C'est la marque d'une âme supérieure, mais aussi qu'elle vient de se révéler.

  6. Les deux "bons" auteurs que recommande Mme de Sévigné sont Saint Paul et Saint Augustin. L'un est le plus grand des Apôtres de l'Eglise primitive et l'autre est le plus grand des Pères de l'Eglise. Mme de Sévigné ne pouvait donc pas se tromper dans ce choix. Ce qu'il a d'étonnant, c'est que les Epîtres de Saint Paul contiennent vingt-deux passages concernant les femmes. Tous sont marqués d'une misogynie caractérielle. Quant aux écrits de Saint Augustin, ils ne sont pas beaucoup plus féministes.

  7. Or, chez S. Paul et chez S. Augustin, ce que Mme de Sévigné y a lu est en contradiction avec d'autres auteurs qu'elle ne référence pas ici. Saint Paul et Saint Augustin sont des auteurs qui ne cherchent jamais à flatter l'homme. Leur théologie est théocentrique et c'est ce qui plaît à la marquise. Pour elle, Dieu dispose des créatures. Elle veut dire que l'homme n'est pas la mesure de tout. Seule la volonté de Dieu est la source de la justice et jamais la quiétude de l'homme. On est très loin de la frivolité, du Grand Siècle ou de l'époque moderne.

  8. On comprend donc que la frivolité de Mme de Sévigné est un leurre qui dissimule une âme attentive à la vérité. Et elle identifie la source même de l'inquiétude spirituelle : le péché originel. Parlant de Dieu selon S. Paul et S. Augustin, elle écrit : "Il leur fait donc justice quand il les laisse à cause du péché originel qui est le fondement de tout.". Aujourd'hui, cette centralité est toujours connue. Pour combien de temps ? Mais, comme au temps de Mme de Sévigné, quelques rares esprits sont encore persuadés qu'il est impossible de s'arranger avec cette dure réalité. Les autres biaisent comme les contemporains de Mme de Sévigné. D'un eMme de Sévigné qui, parlant par contraires d'eux, dit de Saint Paul et de Saint Augustin " ... ils ne marchandent point à dire que Dieu dispose des créatures ..."

  9. Le deuxième enseignement théologique de Mme de Sévigné concerne l'inquiétude janséniste. A ce propos, il faut remarquer que Mme de Sévigné est sûrement trop sérieuse en matière de religion pour rire de cette question. Mais, on ne comprendrait rien à ce qu'elle écrit si on ne tient pas compte de la suprême élégance du rire sévignen. SI elle est janséniste, c'est pour en rire. Et de même si elle est contre. Mme de Sévigné est certainement à la racine de cet esprit français que les Allemands taxent d'inconséquence et les Anglais de légèreté. Malgré la gravité du propos, elle rit de tout et d'elle-même. Elle ne découvre que l'essentiel. Dieu. Et là, elle se met en colère contre elle-même : "Ma plume va comme une étourdie ..."

  10. Cette inquiétude janséniste chez Mme de Sévigné se fonde sur une observation. Considérant Dieu, Mme de Sévigné écrit : : "... il fait miséricorde au petit nombre de ceux qu'il sauve par son Fils.". Aujourd'hui encore, dans l'Eglise catholique à laquelle appartenait de son vivant Mme de Sévigné, une querelle se lève de la traduction d'un passage du Canon Eucharistique :
    ceci est la coupe de mon sang, le sang de l'alliance nouvelle et éternelle qui sera versé pour vous et pour la multitude
    traduction moderne, controversée au sujet du terme "pour la multitude" qu'un parti voudrait, comme Mme de Sévigné, transformer en "pour beaucoup" et pour un autre parti, transformer en "pour tous les hommes".
    Le sujet est d'une complexité inouïe, et il faut souligner que la prétendue frivolité de Mme de Sévigné tranche ici aussi d'une manière qui n'a justement rien à voir avec la frivolité des opposants à son opinion.

  11. Un troisième enseignement théologique de Mme de Sévigné est simplement une déclaration de méfiance à l'égard de la caste ecclésiastique, aussi masculine en son temps qu'aujourd'hui. Mme de Sévigné souligne le caractère central du Pasteur Unique qu'est Jésus, Fils de Dieu. Dieu est son propre Prêtre, le Seul, et Il choisit son propre troupeau : les Apôtres. Elle écrit, citant l'Evangile sans référence, mais intégré totalement à sa pensée : " Je vous ai choisis, dit-il à ses Apôtres, ce n'est pas vous qui m'avez choisi.". On ne peut aller plus loin dans l'irrévérence à l'encontre des maîtres de l'Eglise qui souvent, se sont fait plus grands que le Maître que Mme de Sévigné désigne en vérité.

  12. Un quatrième enseignement de Mme de Sévigné concerne l'interprétation de certains passages de S. Paul ou de S. Augustin qui paraissent en contradiction avec le principe du Christ Prêtre. Elle estime que les deux auteurs cont voulu "parler communément". Elle soutient son point de vue en citant d'autres aspects du même genre chez eux quand ils écrivent que "Dieu s'est repenti", "qu'Il est en furie". Cette remarque de Mme d Sévigné montre que son esprit acéré lui permet de lire "entre les lignes". Elle a compris que les mots et l'expression humaine de la pensée ont des limites qu'il faut savoir dépasser.

  13. Dans un cinquième enseignement, elle revient sur le coeur de sa foi : Dieu est Dieu, Maître et Créateur. Elle évoque Descartes à l'appui de l'attribut de Dieu, Etre très parfait. Il y a chez Mme de Sévigné cette révérence du croyant à l'égard du Dieu de sa foi, révérence qui se fonde sur la conscience irrépressible de l'élection divine. "Vous êtes le Fils du Dieu Vivant. ... ce n’est pas la chair et le sang qui te l’ont révélé, mais mon Père qui est dans les cieux " (Mt, 16, 13-20).
    Il n'est pas évident que Mme de Sévigné évoque ici le passage de Sant Matthieu qui me vient à l'esprit. Mais, il est certain que ce qu'elle dit ici de Dieu, elle le dit du Christ.
    On note à ce propos qu'elle évoque la pensée de Descartes concernant Dieu comme Etre très-parfait. On remarque ici que Descartes est l'un des plus grand scientifiques de son temps et qu'il est aussi l'un des penseurs les plus puissants du christianisme. Aujourd'hui, si on a quelque peine à imaginer une Madame de Sévigné, on recule dvant l'idée de rechercher un successeur contemporain à Descartes. Et c'est peut-être la grande misère du christianisme contemporain.

  14. Un sixième enseignement de Mme de Sévigné est plus complexe. Elle écrit : "". L'idée de Mme de Sévigné nous paraît double. Elle veut tout d'abord expliquer que, si sa pensée paraît "roide", elle n'y tient pas plus que celà : elle n'en tirera pas de conséquences inconséquentes ... Si elle paraît ici bien affirmative, elle sait ce que l'esprit français a de dégagé, de libre de lui-même. Cela ne signifie en rien qu'elle reniera ce à qu'elle croit. Mais, elle sait dire roidement les choses et conserver une douceur de vivre qui rend le commerce avec une telle "sectaire" des plus agréables, ce qui, convenons en, est des plus rares. Selon Mme de Sévigné, si ce que je crois est trop fort, trop intense, il n'y a aucune raison pour que j'en tire des conséquences aussi désagréables. C'est un sens tout à fait intéressant de l'humilité chrétienne. Parmi les conséquences qu'elle considère comme ridicules, elle cite celle qui la conduirait à écarter l'espérance d'être élue. Et elle donne une raison à cette espérance. C'est celle du don de Dieu, les grâces, dont elle dit qu'elles "".. sont des préjugés et des fondements de cette confiance". On peut trouver admirable cette remarque.

  15. Certains trouvent dans les Lettres de Mme de Sévigné le charme d'une conversation dans un salon orné. C'est qu'ils ne savent pas mieux écouter les belles dames que lire leurs écrits. Chez Mme de Sévigné, la grâce du style, la concision de l'expression sont comme des politesses raffinées qui ornent une pensée d'une rectitude et d'une précision redoutables. Jusque dans sa colère contre sa plume par laquelle l'extrait est conclu, il y a quelque chose à tirer. Mme de Sévigné pousse le lecteur qui se met à son école à une réserve, à une modestie, qui lui fonit répugner aux grandes confidences, aux discours définitifs, à la parole péremptoire. Surtout à l'égard des choses les plus graves de l'esprit humain.


Revue THOMAS (c) 2015