L'investissement comme problème moral

Philippe Brindet - 30.05.2017

Ingénieur de formation, et de plus formé dans un temps de croissance économique, j'ai toujours cru - parce que tout le monde le disait - que la prospérité économique dépendait largement des investissements productifs. Si l'économie investit aujourd'hui, elle ira mieux demain. Si l'économie n'investit pas aujourd'hui, elle ira moins bien demain. Armé de ce principe simple, je pensais pouvoir interpréter les politiques économiques des uns et des autres. En réalité, je n'eu jamais à vraiment décider des investissements, parce que les ingénieurs furent très vite évincés des postes de direction au profit des commerciaux dans un premier temps - période de 1980 à 2000 - puis par les financiers - période de 2000 à nos jours.

Mais, comme tout un chacun, j'entendais et je voyais ce qui se disait des politiques économiques. Et le discours économique majoritaire suivait largement le principe de l'investissement.

Le premier doute se leva quand le public se posa enfin la question de savoir où faisait-on des investissements. Ce fut la question des délocalisations. D'abord des centres de production. Ce fut donc hors de France que les investissements de l'économie française prirent le chemin. Deux causes firent une sorte d'obligation morale à la délocalisation de la production :

  1. la première cause fut le salaire horaire des ouvriers des centres de production. Lorsque le capitaliste investit 100, il revient dans ses frais en dix ans si sa production lui coûte 15 euros de l'heure comme en France et en trois ans si sa production lui coûte 9 euros de l'heure avec une production en Pologne. Et de plus, ses marges sont durablement améliorées sur les dix ans à venir. Pourquoi l'investisseur investirait-il en France ?
  2. La seconde cause fut bien entendu la fiscalité, impôts, taxes, charges sociales et charges normatives. La France s'est, comme ou plus que les autres états occidentaux, ingéniée à multiplier le prélèvement de la richesse produite, non pas sur la richesse produite, mais essentiellement sur les moyens de la produire : travail, normes, ... tout cela coûte de plus en plus cher alors que, dans des pays à économie émergente, ces obligations financières sont extrêmement faibles et souvent inexistantes. Il aurait été "immoral" pour le capitaliste de ne pas en tenir compte et donc de porter sa production dans des climats plus favorables.
On nous jura tous les grands dieux que la recherche et les études ne bougeraient pas de "chez nous" et, ingénieur, j'y cru. Comme tout le monde. D'ailleurs notre éducation était d'un niveau tellement élevé que nous étions tous des médecins, des ingénieurs, des financiers de haut vol ... Qu'avions-nous besoin d'emplois de production ? Et peu à peu, je vis mon activité se réduire en France.

En effet, les centres d'étude avaient besoin des centres de production pour être facilement informés des problèmes que ces centres d'études étaient chargés de résoudre. Et les centres d'étude partirent rejoindre les centres de production. Bientôt, la recherche elle aussi partit à l'étranger, pour des raisons plus complexes. Mais c'était le même mouvement.

Les capitalistes qui investissaient donc de plus en plus massivement hors des zones économiques avancées découvrirent une autre bonne nouvelle. Dans la mesure où les investissements partent de là où le chiffre d'affaires est réalisé, le mouvement de délocalisation de la production revenait à délocaliser le capital, et pas seulement la cible de l'investissement. Et cette évasion du capital conduisait au triomphe libéral du capital sur le socialisme de l'Etat tout-puissant, mais régnant sur "rien". Sur des pauvres.

C'est en cela que la mondialisation telle que nous la vivons vient du vulgaire mouvement de délocalisation des années 90. Et cette mondialisation est principalement causée d'une part par l'avidité financière des Etats comme la France et d'autre part par la propension des capitalistes à se soustraire aux charges les plus lourdes. Et la mondialisation consiste en fin de compte à appauvrir les pauvres des pays riches et à enrichir les riches des pays riches qui "délocalisent" leur capital.

Mais, du fait que la production est partie de France, et que les prix de vente ont baissé "grâce à la mondialisation", la consommation elle-même a baissée de sorte que d'une part l'Etat voit ses espérances de recettes baisser et que d'autre part le travail à la fois se raréfie et devient moins bien payé. Il en résulte que l'Etat est contraint de passer en déficit et de s'endetter pour assurer les dépenses auxquelles il s'était habitué. L'Etat en France perd lui-même sa capacité à investir, comme pour l'équipement de ses hopitaux ou de ses armées, et même à régler les dépenses les plus simples comme l'entretien du réseau ferré ou du réseau routier. Il en résulte que les gens subissent plus de chômage, des revenus décroissants souvent non compensés par la baisse des prix et qu'eux-mêmes deviennent incapables d'investir.

Il résulte donc que le principe de l'investissement que je croyais si simple et si bénéfique est bien plus complexe qu'il n'y paraît et qu'il est même franchement délétère.

Je voudrais insister sur un mécanisme qui n'est pas souvent bien saisi.

Lorsque des industriels envoient une production hors d'une zone économique avancée - au titre de la mondialisation, en fait pour maximiser le profit de leur capital - ils transfèrent les revenus du travail de la zone économique avancée à la zone économique émergente. En général, cette production revient dans la zone économique avancée, un peu moins chère qu'avant de sorte que le capitaliste rentre dans ses frais et que le consommateur n'y voit que du feu.

Du fait que le capitaliste pratique un prix plus bas, ses concurrents sont à leur tout contraints de baisser leurs prix. Ce mouvement peut alors être "vendu" aux consommateurs comme une avancée de la mondialisation. Sauf que, les concurrents n'ont que deux solutions : voir baisser leurs salaires et faire du chômage en se délocalisant eux-mêmes. Mais, il existe un moment où les consommateurs - qui sont en général des salariés - voient leurs revenus baisser et devenir chômeurs. L'Etat qui se nourrit largement sur les consommateurs et sur les salariés voit sa fiscalité rognée et ses dépenses croître, par exemple pour assurer l'allocation chômage. L'Etat doit alors s'endetter pour survivre.

Si le capitaliste "leader" est malin, il continue à baisser ses prix de sorte que ses concurrents ne pouvant plus lutter abandonnent la scène économique. Il en résulte des faillites et un chômage accru. Le capitaliste peut alors remonter ses prix ce qui démontre que l'espoir de bénéfice de la baisse des prix pour les consommateurs est une tromperie de la mondialisation puisque le consommateur ou bien voit les prix remonter ou bien a cessé d'être un consommateur parce qu'il n'en a plus les moyens.

Le capitaliste est alors acculé à une seule solution. Il doit faire remonter ses coûts de production pour permettre l'émergence d'un nouveau marché de consommateurs pour remplacer celui qu'il a massacré en délocalisant sa production et en baissant ses prix. C'est exactement ce qui se passe en Chine où la remontée des salaires horaires rend peu à peu possible retour de certaines productions en France !

Et c'est dans ce mouvement final qu'on voit le fin mot de la mondialisation, son but ultime tel qu'il est vu par l'idéologie américaine.

Il s'agit essentiellement d'unifier les pouvoir d'achat des zones économiques disparates des années 80 de sorte que la Turquie à 900 euros de PIB par habitant soit miscible avec la France à 25.000 euros de PIB par habitant, le point de rencontre étant peut être à 8.000, 12.000 euros, qui sait ? Ce qui est certain, c'est que la mondialisation idéologique a pour but d'appauvrir les uns pour enrichir les autres et les amalgamer tous en une mondialité contrôlée. Les disparités géographiques, culturelles, religieuses, historiques sont sans intérêt pour les américains qui promeuvent cette mondialisation idéologique. Elle est donc condamnée au chaos que l'on voit monter avec elle.

Mais, cette mondialisation idéologique est différente de la mondialisation libérale qui se moque de l'unification du monde. Plus encore, l'hégémonie mondialiste ouvre au capital une période risquée. Le risque pour les capitalistes est de retomber dans un système de taxation étatique imposé non plus par des Etats indépendants que l'on pouvait jouer les uns contre les autres, mais dans un système de taxation imposé par les Etats-Unis par l'intermédiaire d'institutions supra-étatiques comme l'OMC, l'OTAN ou l'Union européenne. Les Etats pourraient encore subsister, mais en alignant leurs fiscalités-taxations sous le contrôle de ces institutions idéologiquement serves des Etats-Unis.

Et celà le capital, tant qu'il échappe à l'administration américaine, cela le capital n'en veut pas. On voit le débat ouvert à ce sujet par le groupe Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft (les GAFAM) qui s'organisent face à la toute-puissance de l'Etat américain. Nous ignorons complètement comment l'histoire s'écrira.

Revenons à notre sujet de départ : en quoi l'investissement pose t'il un problème moral ?

Que doit on comprendre avec le terme de "problème moral" ? Nous entendons souvent problème moral une question préalable à l'action qui cherche, dans un cas particulier identifié à répondre à l'exigence morale : faire le bien de l'homme en général et des hommes en particulier.

Prenons le cas d'un fabricant de chaussettes. Le cas était montré à la télévision française le 29 Mai 2017 au Journal TV de 20 H. Il y avait en France 200 fabricants de chaussettes et en 1980, l'immense majorité des chaussettes consommées en France était fabriquée en France par des ouvriers français. Les consommateurs français permettaient ainsi à des ouvriers français de vivre.

L'idéologie de la mondialisation a conduit l'un de ces fabricants à délocaliser sa production dans une zone économique émergente. Ce pionnier a fait faillite depuis. Mais trente ans plus tard, il resterait cinq fabricants en France dont une bonne part de la production est délocalisée et qui sont tout de même incapables de résister à la concurrence étrangère qui fournit l'immense majorité de la consommation de chaussettes en France et les produits consommés sont de très médiocre qualité. Mais comme il n'y a rien d'autre, on s'en contente.

Combien de chômeurs cela a t'il produit ? Où sont passés les investissements de ceux qui se sont délocalisés et qui ont sombré ?

La réponse à notre question en quoi l'investissement pose t'il un problème moral ? se trouve dans les questions ci-dessus.


Revue THOMAS (c) 30 Mai 2017