Amoris Laetitia, un bulldozer dans des ruines ?

Philippe Brindet - 7 Septembre 2017

Table des matières
1 - Un cadre historique
2 - Amoris Laetitia fracture l'Eglise catholique romaine
3 - L'affaire Seifert
4 - Quel est le problème principal de Amoris Laetitia ?
4.1 - Poser le problème central de Amoris Laetitia
4.2 - Une première offensive : le prêtre Haering
4.3 - Une deuxième offensive : l'évêque Kasper
4.4 - Une troisième offensive : le pape François
4.5 - Le problème central de Amoris Laetitia - Première partie
4.6 - Le problème central de Amoris Laetitia - Seconde partie
5 - Le pape François est-il hérétique ou schismatique ?
6 - Que va t'il se passer ?

1 - Un cadre historique

Le 8 avril 2016, le pape François publie une "Exhortation apostolique" intitulée Amoris Laetitia qui prétend faire la synthèse des travaux d'un Synode de la Famille tenu à Rome en 2014 et 2015. Le texte pontifical "ronronne" un nombre élevé de truismes et de rappels de l'enseignement traditionnel de l'Eglise. Il est donc accueilli à la satisfaction générale des braves gens qui, comme d'habitude, ne le lisent pas.

Le 14 novembre 2016, les cardinaux Raymond Burke, Carlo Caffarra, Walter Brandmüller, Joachim Meisner rendent publique sur le site du vaticaniste Sandro Magister une lettre au pape François qu'ils lui avaient transmises secrètement quelques temps auparavant. Dans cette lettre, ils ont formellement demandé des clarifications au pape, lui soumettant cinq « dubia » (doutes en latin) réclamant une réponse positive ou négative. Toutefois, le pape n’y ayant pas répondu, les quatre cardinaux rendent publics ces dubia le 14 novembre 2016.

Les dubia portent sur les paragraphes 300 à 305 de Amoris Laetitia dans lesquels le pape François indique que, sous certaines conditions qu'il précise, les divorcés remariés ayant suivi une démarche de "discernement" selon leur propre conscience subjective seraient admis à la Communion qui leur est interdite depuis une Exhortation apostolique de Jean-Paul II, Familiaris Consortio au paragraphe 84. Jean-Paul II à la suite de la position de l'Eglise depuis des siècles tenait le divorce et le remariage civil après divorce comme un péché mortel interdisant l'accès à la Communion.

En bref, les dubia des quatre cardinaux posaient simplement au pape François la question de savoir si l'enseignement de Jean-Paul II devait à l'avenir être tenu pour obsolète. Depuis, deux des quatre cardinaux sont morts et aucune réponse n'a été faite ni par le pape François, ni par la Congrégation pour la Doctrine de la Foi.

2 - Amoris Laetitia fracture l'Eglise catholique romaine

Depuis la publication de Amoris Laetitia, trois camps se dessinent dans l'Eglise romaine. On note que cette division ne se superpose pas complètement avec la vieille opposition entre traditionalistes et concilaires, parce que cette division ne s'opère, pour la plus grande part, que parmi les concilaires.

Dans le premier camp, se trouvent les soutiens résolus de la position d'ouverture du pape François : l'épiscopat allemand, l'épiscopat argentin, les évêques de Malte, des responsables de Curie comme les cardinaux Schönborn, Cocopalmieri et de nombreux autres. On trouve aussi les Jésuites, ce qui n'étonne pas du fait de l'origine du pape François. La défense du cardinal Schönborn est illustrée dans un entretien donné au P. Spadaro, directeur de la revue vaticane Civilita Cattolica et ami du pape François, qui a ensuite été publié avec l'approbation du pape François notamment en France.

Dans le deuxième camp, se trouve la majorité silencieuse dont les membres préfèrent ne lire que les affirmations constantes du magistère de l'Eglise et contenues dans Amoris Laetitia. Ils louent alors la bonté du pape François et préfèrent ignorer les dubia des quatre cardinaux. On trouve une grande partie de l'épiscopat étatsunien, la plus grande partie de l'épiscopat français. On sent cependant une certaine méfiance à l'encontre des menées du pape François parce que beaucoup de ces évêques ont été nommés par Jean-Paul II ou Benoît XVI, et ils se demandent si en effet le pape François ne serait pas en rupture avec l'enseignement de ses deux prédecesseurs. Ce deuxième camp est celui du doute mais réprimé par l'obéissance.

Dans le troisième camp, se trouvent les cardinaux des Dubia - réduits à deux survivants - l'épiscopat polonais, un évêque auxiliaire de l'archidiocèse catholique d'Astana (érigé le 7 mai 2003) au Kazakhstan, très introduit à Rome et en Allemagne, l'archevêque Chaput de Philadelphie, de nombreux théologiens tant ecclésiastiques que laïcs. Parmi ceux-ci, on trouve beaucoup de laïcs promus par Jean-Paul II et par Benoît XVI, comme le canoniste Roberto De Mattei ou le philosophe autrichien Josef Seifert. On note également deux cardinaux importants qui sont l'ancien préfet de la Cogrégation pour la Doctrine de la Foi Gerhard Müller - qui, éliminé récemment par le pape François, a vécu un dilemne cornélien en ne parlant pas contre Amoris Laetitia - et le lumineux cardinal Sarah, préfet de la Congragation pour le Culte divin.

Dans le troisième camp des opposants au pape François, il faut en pratique compter les traditionalistes de la Fraternité Sacerdotale Saint Pie X (fondée par Mgr Lefebvre). PLusieurs membres importants ont écrit des commentaires extrêmement critiques de Amoris Laetitia, comme l'abbé Gleize. Mais, de manière paradoxale, le pape François a tenu à mener une offensive de charme auprès des dirigeants de la Fraternité, leur faisant miroiter un statut plus ou moins indépendant dans l'Eglise catholique romaine. Il en résulte que la Fraternité ne s'est pas engagée publiquement et résolument contre Amoris Laetitia.

On note qu'il n'existe en France - à notre connaissance - que quelques membres du premier camp de soutien au pape François, et aucun membre du troisième camp, adversaire de ses menées. A noter que - à notre connaissance - tous les évêques français, - y compris les cardinaux Vingt-Trois, Barbarin et Ricard - sont tous du deuxième camp des silencieux qui attendent de voir qui triomphera. D'ailleurs à notre connaissance, seuls deux évêques ont commenté Amoris Laetitia et en laissant dans l'ombre les problèmes soulevés par les Dubia. Parmi les journalistes spécialistes du milieu catholique, Jean-Marie Guénois de Le Figaro reste très prudent, tout comme Cécile Chambraud de Le Monde. Ils sont membres de fait du deuxième camp, auquel appatiennent aussi des commentateurs pourtant plus indépendants dans d'autres domaines comme Roland Hureaux, qui publie un texte approbateur de Amoris Laetitia..

Un grand nombre d'auteurs laïcs se sont prononcés contre les menées de Amoris Laetitia. Parmi ceux-ci, beaucoup sont des italiens. On peut citer Sandro Magister, Roberto De Mattei, Marco Tosatti, Ricardo Cascioli, Antonio Socci, Ettore Tedeschi. Il y a également un nombre élevé d'anglo-saxons, comprenant Dr. Anna M. Silvas, Jude P. Dougherty, Maïke Hickson, Pete Bablinsky, Edward Pentin, John Allen, James K. Fitzpatrick, Ross Douthat, Daniel Hitchens. On peut citer en Allemagne Robert Spaemann, Guido Horst, Peter Seifert et Martin Mosebach.

Il existe aussi de nombreux prêtres et théologiens religieux qui s'insurgent contre les menées d'Amoris Laetitia, comme le P. Brian Harrison, le dominicain Aidan Nichols, le P. John Hunwicke. Seulement, ils restent relativement dans l'ombre et ne se révèlent, le plus souvent, que dans de rares lettres collectives comme la Lettre des Quarante-Cinq.

Depuis le Concile Vatican II, la division entre conservateurs et progressistes - niée par des gens comme le défunt cardinal George, de bonne volonté, mais peu inspirés - est bien nette. Jean-Paul II et Benoît XVI ont tenté de toutes leurs forces de maintenir un équilibre, comme une troisième voie, Ils ont multiplié les promotions de meneurs de la faction progressiste comme Danneels, Mc Cormick, Martini, mais aussi Kasper et tant d'autres. La dernière tentative a été celle de Benoît XVI avec son herméneutique du Concile Vatican II dans la continuité de la Tradition. Il a été contraint de démissionner et pape François a été placé au trône de Saint Pierre par une entente questionnable du courant progressiste.

Les manoeuvres de la faction progressiste pendant le Synode pour la Famille, l'élimination des membres conservateurs de la plupart des Instituts vaticans - à commencer par l'Institut Jean-Paul II pour la vie - et les interprétations extrêmistes des progressistes de Amoris Laetitia constituent cette dernière comme un véritable bulldozer qui met à bas les ruines de l'Eglise catholique romaine en provoquant une division telle que certains parlent d'un schisme de fait. On lira à ce propos un éditorial de Guido Horst, intitulé Faktisches Schisma, dans le quotidien allemand Die Tagespost du 16 janvier 2017.

3 - L'affaire Seifert

C'est la dernière affaire en date autour de Amoris Laetitia. Josef Seifert est un vieil universitaire autrichien qui a passé sa vie à développer une philosophie chrétienne. Ami de Jean-Paul II et de Benoît XVI, il fait parti du troisième camp identifié plus haut.

Fin août 2017, il a publié un article dans une revue de théologie (Aemaet - Wissenschaftliche Zeitschrift für Philosophie und Theologie), intitulé Does pure Logic threaten to destroy the entire moral Doctrine of the Catholic Church??" dans lequel il soutient la thèse suivante.

Si le pape François estime que l'état de péché mortel objectivement réalisé par le remariage d'un divorcé peut être écarté par une procédure de discernement de la conscience individuelle, comme l'indique Amoris Laetitia, alors il est logique que tous les autres péchés mortels soient aussi soumis à la procédure de discernement de la conscience individuelle. Et il en résulte que l'ensemble de l'Evangile, des Conciles, des énoncés dogmatiques et de l'enseignement de l'Eglise passée sont devenus sans effet.

Il s'agit d'une conclusion immense, apocalytique et Josef Seifert demande au pape François de "rétracter un enseignement ayant une telle ampleur de destruction".

Quelques jours après la publication de cet article, l'archevêque de Grenade, probablement circonvenu par le Vatican, démet Josef Seifert de ses fonctions de l'Académie internationale de philosophie, dont il est l'un des fondateurs, mais qui dépend maintenant de l'archidiocèse. Dans son communiqué, l'archevêque de Grenade indique :

Le diocèse de Grenade regrette profondément l'article récemment publié par le Professeur Josef Seifert sur l'Exhortation post-synodale du Pape Francisco Amoris Laetitia, car cela endommage la communion de l'Église, confond la foi des fidèles et sème la méfiance dans le successeur de Pierre, qui, en fin de compte, ne sert pas la vérité de la foi, mais les intérêts du monde. Le diocèse de Grenade a adopté dès le début l'application du texte pontifical préparé par les évêques de la Région de Buenos Aires, reconnu par le Saint-Père, accessible à tous sur le site du diocèse.
Dans ce communiqué, l'archevêque de Grenade informe de son adhésion au premier camp et élimine clairement Seifert pour son appartenance au troisième camp. Mais, il ne répond pas à la question de Seifert, et, comme le constate Roberto De Mattei dans son commentaire de l'affaire Seifert, les affidés du premier camp ont une conception totalitaire de leur organisation. En effet, éliminer quelqu'un pour ne pas avoir à répondre à sa question est une pratique tyrannique.

4 - Quel est le problème principal de Amoris Laetitia ?

4.1 - Poser le problème central de Amoris Laetitia

Si on lit rapidement l'Exhortation apostolique Amoris Laetitia, tirée du Synode pour la Famille de 2014 et 2015 et signée par le Très Saint Père, pape François, on constate un texte linguistiquement proche des textes de même nature des époques précédentes, un texte construit sur des citations pieuses et des références prestigieuses allant de Saint Augustin à Saint Jean-Paul II.

Le bourgeois a tout dans ce texte pour se rassurer et se rendormir aussitôt - pour autant qu'il se soit réveillé pour le lire, ce qui est rare.

Où est donc le problème de ce texte ?

Les quatre cardinaux des Dubia ont identifié les paragraphes 300 à 312 pour fonder leurs doutes et leurs questions laissées sans réponse par celui auquel elles étaient adressées. C'est d'ailleurs une façon claire de répondre que de ne pas répondre et de ne même pas "enregistrer" la question. Et c'est bien comme cela que les affidés des premier et deuxième camps ont entendu l'affaire de Amoris Laetitia. "Circulez ! Il n'y a rien à contester. D'ailleurs, il s'agit de la parole sacrée, incontestable, du pape François !", ont-ils semblé rétorquer aux membres du troisième camp. C'est clairement le sens du communiqué de l'archevêque de Grenade contre Josef Seifert.

A la différence, les affidés du troisième camp ne décolèrent pas de l'absence de réponse papale qu'ils tiennent pour un mépris à l'égard des cardinaux douteurs et du scandale ressenti par ces affidés à la lecture des paragraphes 300 à 312.

Quel est donc ce problème central posé par Amoris Laetitia ?

Clairement, il tourne autour de la question des "divorcés-remariés". Mais, d'une part cette question est complètement accessoire dans la crise de l'Eglise catholique romaine - on peut le comprendre facilement - et d'autre part, elle cache une problématique beaucoup plus complexe, de sorte que, à notre opinion, le problème central présente deux parties bien distinctes, dont chacune est particulièrement difficile à saisir.

Commençons par un peu d'histoire ecclésiastique. Cette histoire a été observée par le théologien Giuseppe Nardi dans un article publié en allemand et intitulé Amoris laetitia wurde von Bernhard Häring „geschrieben“ – Von Häring über Kasper zu Papst Franziskus du 26 janvier 2017.

4.2 - Une première offensive : le prêtre Haering

Peu après le Concile, le prêtre allemand Haering, ancien expert ("periti") au Concile, qui a participé à la rédaction de Gaudium et Spes, évolue dans un milieu progressiste européen, très lié au marxisme. Rédemptoriste, il a commencé sa carrière comme missionnaire au Brésil où il rencontre les forces révolutionnaires. Il publie en 1989 une étude, Ausweglos? Zur Pastoral bei Scheidung und Wiederverheiratung. Ein Plädoyer., dans laquelle il préconise l'accès à la communion des divorcés remariés comme solution à un problème - inacceptable selon lui - d'exclusion dans l'Eglise catholique romaine.

L'idée se répand très vite jusqu'à devenir un véritable marqueur du progressisme dans l'Eglise. La situation est telle que le pape Jean-Paul II est obligé, le 22 novembre 1981, dans Familiaris Consortio - numéro 84 - de rappeler la règle de l'interdiction de l'accès des divorcés remariés à la Communion. Il est cependant déjà obligé d'excepter des situations - d'ailleurs absolument invérifiables selon les mentalités modernes - dans lesquelles le couple remarié vit "comme frère et soeur" ...

4.3 - Une deuxième offensive : l'évêque Kasper

En 1993, directement conseillés par Haering lui-même, Walter Kasper, Karl Lehmann, and Oskar Saier, trois évêques allemands, publient une lettre pastorale dans laquelle ils déclarent qu'un dialogue est nécessaire pour déterminer une "flexibilité" pastorale dans le principe de l'interdiction de la Communion pour les divorcés remariés. Le Cardinal Ratzinger est conduit à publier une lettre de sa Congrégation, intitulée "LETTER TO THE BISHOPS OF THE CATHOLIC CHURCH CONCERNING THE RECEPTION OF HOLY COMMUNION BY THE DIVORCED AND REMARRIED MEMBERS OF THE FAITHFUL" et datée 14 septembre 1994.

Le trio d'évêques allemands reprend ainsi à son compte ce qui semble devenir un marqueur du progressisme dans l'Eglise. Ce progressisme cependant est parfaitement indifférent au sort des divorcés remariés. Il est beaucoup plus soucieux de transformer dans l'Eglise la règle de droit de la théologie morale en "flexibilité" pastorale et par dessus tout, de modifier profondément le sens et le but de l'Eucharistie qui, selon l'idéologie progressiste, devrait passer du mémorial du Sacrifice en un repas convivial et fraternel.

Le Cardinal Ratzinger répond froidement en analysant les motivations premières des progressistes dont il a parfaitement compris l'offensive. Et il montre qu'il est impossible de renoncer à la règle rappelée par Jean-Paul II dans Familiaris Consortio.

On remarque que ultérieurement Kasper a été promu cardinal par Jean-Paul II, et que élu pape, Ratzinger est contraint de résigner sa charge vingt ans après sa Lettre. Depuis, le cardinal Kasper règne en maître spirituel au Vatican notamment en ayant élaboré une idéologie de la miséricorde, louée par le pape François qu'il inspire. Avec d'autres.

4.4 - Une troisième offensive : le pape François

Directement inspiré par Kasper, le pape François tente de faire traiter le problème des divorcés-remariés en emportant l'adhésion du Synode pour la Famille. Ses auxiliaires, comme l'évêque Forte, vont se livrer à des manipulationss de commissions et de sous-commissions, de rapports et de pré-rapports, pour faire croire que les participants au Synode sont unanimement d'accord pour autoriser la communion des divorcés remariés. Les manoeuvres sont tellement perfides que le cardinal Erdö de Budapest, président du Synode pour la Famille, refuse de présenter au Synode la Relatio Finalis qui est lue par l'évêque Forte.

Comprenant qu'il a manqué son coup, le pape François rédige alors une Exhortation apostolique post-synodale, Amoris Laetitia, dans laquelle il ouvre les conditions d'accès à la communion des divorcés remariés. La base de ces conditions est le recours à la conscience individuelle et la méthode est le renvoi aux Conférences épiscopales pour décider des modalités. Pour résumer, et en reprenant le commentaire de Amoris Laetitia par les évêques de la région de Buenos-Aires, approuvé par le pape François, un divorcé-remarié ayant suivi un protocole de discernement guidé par son évêque, peut en conscience recevoir la Communion.

La règle traditionnelle dans l'Eglise catholique romaine jusqu'à Jean-Paul II et Benoît XVI est écartée.

4.5 - Le problème central de Amoris Laetitia - Première partie

La manoeuvre est subtile, parce qu'elle va obliger les conservateurs qui reçoivent l'enseignement de Jean-Paul II, de s'affronter aux progressistes sur le marqueur progressiste de la communion des divorcés-remariés.

Bien entendu, la première partie du problème central de Amoris Laetitia se révèle dans cette manoeuvre qui conduit à une polémique dans l'Eglise catholique qui permet aux progressistes de placer les conservateurs dans une situation "contre-nature" de rebelles à la volonté du pape François.

Les membres du troisième camp répugnent pour leur grande majorité à ce "contre-emploi" de rebelles et seuls quelques uns d'entre eux s'exposent. Mais, ils s'exposent alors sur un terrain qui réduit la dimension du problème central de Amoris Laetitia. En effet, et Josef Seifert résume admirablement le dilemme, leurs critiques se fondent essentiellement sur le principe fondamental de la théologie morale. Il ne constitue - selon nous - que la première partie du problème central de Amoris Laetitia. Le principe de la théologie morale de l'Eglise du passé - celle qui va jusqu'au pontificat de Benoît XVI - est qu'il existe une loi dictée par Dieu, une loi qui est absolue, une loi qui dénonce des actes intrinsèquement mauvais quelque soit les agitations de la conscience individuelle de celui qui les pose.

Or, pour importante qu'elle soit, la théologie morale du passé est parfaitement méprisée par les progressistes - flexibilité pastorale ou miséricorde de Kasper - et elle n'a - pratiquement - plus aucune influence dans la vie du peuple chrétien, notamment dans celle des divorcés qui représentent en France près de la moitié des mariages sacramentels ! D'ailleurs, selon une rapide consultation des instituts catholiques, pratiquement plus aucun d'entre eux ne propage cet enseignement qui est largement remplacé par celui anticipé par le prêtre Bernhard Haering dès 1954 avec son ouvrage Das Gesetz Christi.

On peut donc comprendre que la première partie du problème central de Amoris Laetitia a été bien identifié par les cardinaux des Dubia, et encore mieux cerné par le Professeur Seifert. C'est bien entendu celui de la théologie morale qui passe de la considération de la Loi divine à la flexibilité pastorale pour s'adapter aux usages du monde.

Dans les ruines subsistantes de l'Eglise catholique romaine, il n'y a plus de première voie du conservatisme, il n'y a plus de troisième voie de l'équilibre ou de la continuité à la Tradition. Leurs tenants sont impitoyablement éliminés par les progressistes. Il ne reste plus que la deuxième voie : celle des progresssistes qui viennent avec pape François de triompher.

4.6 - Le problème central de Amoris Laetitia - Seconde partie

D'une manière étonnante, les conservateurs, membres du troisième camp que nous voyons aujourd'hui dans l'Eglise analysent le problème de Amoris Laetitia comme celui de la déchéance de la règle de droit en théologie morale. Ils ne voient pas que le problème, sérieux nous en convenons, comporte une deuxième partie. Qu'elle est-elle ?

Le but ultime du pape François à la suite de Haering et de Kasper, en fait de toute la frange progressiste, n'est pas de soulager les souffrances provoquées par l'exclusion des divorcés-remariés. Ils se moquent résolument de ces derniers. Leur but ultime est de faire accéder à la Sainte Table des personnes indignes de l'Eucharistie et par là même de déqualifier, de désacraliser l'Eucharistie.

C'est à notre analyse, la seconde partie du problème central de Amoris Laetitia.

En recevant l'enseignement de Saint Paul, nous savons que nul ne peut approcher de la table eucharistique de manière indigne. Reportons nous à la Première Lettre aux Corinthiens :

Saint Paul dans ce premier passage exclut du jugement chrétien l'homme qui n'est pas chrétien. Le chrétien n'a pas à le juger, car ce jgement est réservé à Dieu. Mais, Saint Paul exige que le chrétien n'ait pas de relation avec le baptisé qui est indigne :

1 Co 5:11 Maintenant, ce que je vous ai écrit, c'est de ne pas avoir des relations avec quelqu'un qui, se nommant frère, est impudique, ou cupide, ou idolâtre, ou outrageux, ou ivrogne, ou ravisseur, de ne pas même manger avec un tel homme. http://www.bible-en-ligne.net/bible,46N-5,1-corinthiens.php

Saint Paul dans ce second célèbre passage fonde l'exclusion de la communion pour les chrétiens indignes, d'une indignité qu'il a détaillé dans le premier passage cité.

1 Co 11:26 Car toutes les fois que vous mangez ce pain et que vous buvez cette coupe, vous annoncez la mort du Seigneur, jusqu'à ce qu'il vienne.
1 Co 11:27 C'est pourquoi celui qui mangera le pain ou boira la coupe du Seigneur indignement, sera coupable envers le corps et le sang du Seigneur.
1 Co 11:28 Que chacun donc s'éprouve soi-même, et qu'ainsi il mange du pain et boive de la coupe;
1 Co 11:29 car celui qui mange et boit sans discerner le corps du Seigneur, mange et boit un jugement contre lui-même.
http://www.bible-en-ligne.net/bible,46N-11,1-corinthiens.php

La référence cependant montre que le débat sur le problème central de Amoris Laetitia n'est pas simple. En effet, Saint Paul fait clairement référence à une phase de discernement personnel : "Que chacun s'éprouve donc soi-même ...", de sorte que la référence à la conscience individuelle, même pour un divorcé remarié, n'est pas aussi impossible que les conservateurs l'entendent.

Mais, la référence de Saint Paul ne dit pas que l'Eglise n'a pas le pouvoir d'interdire la Communion à quiconque. Au contraire, pour l'Eglise, interdire la Communion protège le chrétien interdit de la condamnation qu'il se réserve alors en communiant. Et c'est sûrement le rôle de la théologie morale de donner des limites à l'arbitraire de la conscience subjective, surtout quand elle est objectivement déviée par le péché.

Mais, la motivation des progressistes n'est pas du tout dans cette perspective. En effet, on le sait, leur conception de l'Eucharistie est celle d'un repas fraternel au cours duquel la convivivialité instaure une fraternité qui remonte au Christ, une fraternité qui, de ce fait, confère une réalité au Christ pourtant non présent. Ainsi, la communion est-elle perçue comme inclusive au Corps du Christ, représenté par la communauté eucharistique. L'exclusion des divorcés-remariés est donc une atteinte faite à la catholicité qui est universalité du Salut et signifiée par l'ouverture à tous de la Communion.

Or, d'après les sources de la Foi, rien ne peut plus être fautif. On le conçoit clairement en lisant Saint Paul et tous les Pères de l'Eglise. Il est faux de dire que c'est la convivialité du repas qui génère la fraternité et que la catholicité exigerait que tous accèdent à la Communion. Au contraire, La Communion est incorporation au Christ Lui-même et seuls y sont conviés "les invités au festin". Les pécheurs n'y ont pas part.

On sait que la faction progressiste a, contre cette position traditionnelle, développée deux maneuvres. Selon la première, la communion apporte une nourriture pour l'âme, une nourriture essentielle pour le salut du pécheur. En interdire ceux qui en ont le plus besoin est une infamie. Selon la seconde manoeuvre, il est assuré que le Christ a sauvé tous les hommes et que sa miséricorde est infinie. Il en résulte que l'on ne peut tenir pour pécheur un homme qui a déjà été sauvé et que par là même il a droit à la Communion qui l'associe à la communauté ecclésiale.

La Tradition explique les moyens qui permettent d'accéder à la sainteté et, en dehors de ces moyens, nul n'est sauvé. Par ailleurs, l'interdiction de communion n'est maintenue que pour le bien du pécheur, de sorte que dès qu'il s'est réconcilié, l'accès à la communion lui est à nouveau ouvert.

Mais, en révisant ces données classiques tirées des sources de la Foi, on voit combien la faction progressiste a tiré des circonstances des conclusions fausses et tente avec impudeur de l'imposer à l'Eglise. Et les méchants savent que c'est bien sur l'Eucharistie qu'ils peuvent tromper le peuple chrétien et trahir le Christ. C'est la seconde partie du problème central de Amoris Laetitia.

5 - Le pape François est-il hérétique ou schismatique ?

La question agite les milieux traditionalistes ou conservateurs. Elle exaspère certains progressistes comme le journaliste Ivereigh(Pope Francis and the convert problem, 9 août 2017). Quant aux membres du deuxième camp, de la majorité silencieuse, cette question est un vrai problème. D'abord, la poser est en soi un sacrilège sur la personne du Saint Père. Beaucoup l'écartent donc avec une horreur certaine. Le Cardinal Burke montre que dans certaines limites, ils ont tort.

De plus, la matérialité de l'hérésie ou la cause du schisme supposé se fonde sur une simple question de discipline ecclésiastique : l'accès des divorcés remariés à la Communion. On est quand même loin des précédents historiques comme la grande crise arienne du IV° siècle dans laquelle la question était soulevée par l'affirmation que le Christ n'était pas Dieu !

Pourtant, des auteurs parfaitement informés de l'Histoire et de la Théologie, comme Mgr Athansaius Schneider, sans directement évoquer une hérésie, ou un schisme, comparent la situation actuelle à celle de cette époque (Lire Mgr Athanasius Schneider, L'interpretazione del Concilio Vaticano II e la sua relazione con l'attuale crisi della Chiesa 26 juillet 2017)).

D'autres sont d'un avis proche, mais légèrement plus nuancé. Ainsi le cardinal Burke, l'un des signataires des Dubia, a considéré lors d'un discours dans une Institution catholique américaine, qu'il s'agissait d'une époque "qui semble réellement apocalyptique". Et, rappelant que l'enseignement du Christ ne varie pas, il a donné dix moyens pour traiter la crise actuelle. Le dixième moyen est :

Safeguard love for Pope Francis by praying fervently for him and seeking the intercession of St. Peter on his behalf.
Lire dans Edward Pentin, Cardinal Burke’s 10 Ways to Overcome Crisis of Confusion, Division in the Church in NCREGISTER du 8 août 2017.

Il est clair que la constitution en deux factions de l'idéologie développée par le Concile Vatican II a été largement contenue par l'action unificatrice de Jean-Paul II et de Benoît XVI. L'arrivée au pontificat de pape François voit les autorités de l'Eglise catholique romaine éliminer la faction conservatrice. Cette dernière n'aura pas d'autre solution que de résister de l'intérieur. D'où la référence à Saint Athanase dans la crise arienne du IV° siècle, référence portée par Mgr Schneider.

Par ailleurs, non seulement l'affaire de Amoris Laetitia met en cause l'enseignement constant de l'Eglise, et tend à relativiser la loi divine, mais en plus, ainsi qu'on l'a montré, elle institue dans l'Eglise une désacralisation de l'Eucharistie en poussant les pécheurs graves à communier de manière objectivement indigne, ce qui ne fait qu'ajouter à leur misère. Mais, cette position de "flexibilité pastorale" remonte en fait à une conception erronée de l'Eucharistie qui fait l'Eglise.

On peut donc penser que la crise révélée par les Dubia sur Amoris Laetitia est beaucoup plus grave qu'une dispute sur un simple point de discipline ecclésiastique.

6 - Que va t'il se passer ?

Nous n'en savons rien.

Le pape François peut répondre ou non aux Dubia ou au Prof. Seifert. Il n'a aucune raison de rentrer dans une polémique.

Certains parlent d'une action formelle de cardinaux ou d'un Concile. C'est possible. On ne voit pas bien avec qui.

Ce qui reste, c'est que le Christ a demandé Lui-même à ses disciples s'il resterait de la Foi lorsqu'Il reviendra sur la Terre. Chacun doit donc se déterminer en fonction de cette interrogation. Les uns imagineront que leurs fantaisies contituent de "bonne foi", la Foi dont le Christ leur demandera compte. Les autres auront une alternative. Ou bien perdre leur temps et leur âme à vitupérer contre le malheur des temps. Ou bien avancer dans la voie sur laquelle le Christ nous précède depuis deux mille ans.

C'est l'opinion d'un laïc catholique Gene Van Son, dans un article Leave The Debate Over Amoris Laetitia To The Theologians, daté du 7 septembre 2017. Il faut avancer et laisser leurs responsabilités à ceux qui les ont. Mais, Gene Van Son recommande à ceux qui ne sont pas responsables du débat théologique sur Amoris Laetitia de se reporter au Catéchisme de l'Eglise catholique. Il a bien raison et ce retour aux sources, au moins avant qu'elles ne soient transformées par la faction progressiste, ce qui ne saurait tarder, nous contraint à analyser le débat théologique autour de Amoris Laetitia à la lumière des sources et celles-ci nous alertent d'un problème qui ne permet plus à ceux "qui ne sont pas responsables du débat théologique" de leur laisser l'exclusive.

Cette opinion de Van Son nous montre ce qui peut se passer. La faction progressiste va tenter de se débarrasser de la faction conservatrice et dans le même temps de modifier profondément les sources du christianisme. Les laïcs et autres gens "non responsables du débat théologique" comme les détermine Va Son vont finir par se retrouver avec des sources qui ne correspondent plus à ce qu'ils croient. Ils se partageront donc entre ceux qui estiment évoluer sous la conduite des "pasteurs autorisés" et ceux qui demanderont des comptes à ceux qui modifient les sources de la foi. La chose a déjà été observée à l'occasion du Concile Vatican II.

Dans le même temps, parmi les ecclésiastiques "autorisés au débat théologique" du troisième camp des adversaires seront eux-mêmes divisés entre ceux qui rentreront précipitamment dans les rangs de la soumission et ceux qui activeront la lutte contre la propagation des erreurs. Les premiers iront grossir les rangs du premier camp dans lequel ils se comporteront avec plus de virulence pour se faire pardonner leur ancien conservatisme.

Les membres de la majorité silencieuse resteront pour la plupart attachés à leur silence et préfèreront laisser le débat "à ceux qui y ont autorité". Mais, une faible part de cette majorité silencieuse se portera vers le premier camp des progressistes ou vers le troisième camp des conservateurs, de sorte que le schisme de fait apparu à Guido Horst va s'amplifier.

Il est clair que l'Eglise catholique romaine va encore perdre en influence sociale, ce qui poussera la faction progressiste et le premier camp à intensifier l'alignement de l'Eglise qu'elle tient sur les vues du monde. En réaction, il se lèvera parmi les membres du troisième camp et les conservateurs des défenseurs de la Foi qui restaureront les sources de la Foi sous l'inspiration divine. Mais, comme saint Athanase au IV° siècle, pendant la crise arienne, ils auront beaucoup à souffrir.


Revue THOMAS (c) 2017