Syrie - Le tournant décisif ?

Philippe Brindet - 11 Novembre 2017

Il y a 99 ans, l'Allemagne signait un armistice au profit de la France entourée de ses alliés britannique et américain principalement. Aujourd'hui , on est très loin d'un armistice en Syrie et cela pour plusieurs raisons. Mais, si l'armistice est encore loin, la situation vient de changer de manière si importante qu'on peut se demander si un tournant n'a pas été opéré dans le conflit au Moyen-Orient.

1 - La situation en Syrie vient de changer

Selon des informations convergentes provenant de sources divergentes, il semble que l'Armée républicaine syrienne, appuyée par des troupes et milices iraniennes et par l'aviation russe, vient d'occuper la dernière localité importante que détenait le groupe armé "Etat islamique", dont on ne sait toujours pas s'il doit sa toxicité à l'impuissance ou à la puissance des Etats-Unis.

Selon ces sources, il resterait 5 à 7.000 combattants extrêmistes disséminés le long de l'Euphrate et qui seraient en train de s'exfiltrer, notamment en profitant de leur proximité ethnique et religieuse avec d'autres de leurs ennemis de façon à se reconstituer "ailleurs" : Irak, Afghanistan, Libye, Niger ? Ou peut être Europe ? Nul ne le sait. Enfin pas nous.

2 - Le risque d'une exfiltration en Europe

Il n'est pas question ici de minimiser le danger que représenterait une "exfiltration" de tout ou partie de l'Etat islamique vers l'Europe. Mais, il est déjà connu que l'Europe, ou plutôt les Etats du conglomérat plus ou moins informe dénommé "Europe", sont soumis à une menace islamique intérieure dont l'intensité ne décroît pas avec la défaite irako-syrienne des mouvances sunnites. Ainsi qu'on le pressent, la "chute" de l'Etat islamique en Syrie ou en Irak ne met pas fin à la "menace terroriste" en Europe parce que la population musulmane indigène dans les Etats européens est suffisamment importante pour que la recherche des dividendes de la "terreur islamique" tente de nombreux européens musulmans, sans qu'ils aient besoin du moindre Etat islamique "planté" dans les sables du désert irako-syrien ... Contrairement à ce que l'on cherchait à nous faire croire pour nous "fourguer" l'état d'urgence, "Sentinelle" et autres fantaisies totalement inefficaces pour la lutte contre le terrorisme islamique mais diablement utile pour plaquer un contrôle policier sur la société traditionnelle.

Cette exfiltration pose cependant un problème juridique à ces Etats qui se flattent de mettre le droit devant toute autre considération. La chose a été parfaitement exprimée par Macron qui évoquait ce problème en disant que l'Etat français étudierait la question du retour en France de ses nationaux islamistes sur la base du cas par cas sous le contrôle du juge judiciaire.

En a t'il les moyens ? Non. Le fera t'il ? Peut-être que non. Mais il aura alors sur le dos la myriade de Marie-Chantal et de fesse-matthieux qui forment son électorat et qui lui reprocheront de méconnaître les droits de l'homme et du citoyen. En réalité, les terroristes de l'Etat islamique en décomposition rentreront quand ils voudront et plongeront dans cités et les zones de non-droit que la théorie républicaine interdit de prendre en compte.

Mais, même si le groupe dénommé Etat islamique était "éliminé" en Irak et en Syrie, plusieurs puissances parmi lesquelles les Etats-Unis, l'Arabie Saoudite et la Turquie ont des plans qui se dévoilent peu peu.

3 - Le péril "turc"

La Turquie est impliquée dans le conflit syro-irakien, notamment parce qu'elle a soutenue à la fois les Etats-Unis, mais aussi l'Etat Islamique. On sait qu'en particulier, la Turquie distribuait le pétrole extrait par l'Etat islamique, lui permettant de financer ses chefs. Quant son implication dans l'Otan notamment avec la base d'Incirlik, son aide aux menées américaines a été majeure jusqu'en 2015, où l'intervention de la Russie lui a permis de se libérer plus ou moins de l'autorité américaine.

De toutes façons, la Turquie a un objectif auquel elle ne peut renoncer : elle doit empêcher la montée politique des peuples kurdes que les américains ont favorisé depuis que la Turquie a réduit sa contribution à l'Alliance. C'est sur les Kurdes que les Etats-Unis se sont basés en 2016-2017 pour prendre l'avantage sur l'Etat islamique en Irak. S'il avait fallu attendre les forces irakiennes, il n'est pas sûr qu'on en serait un tournant dans le conflit. Ainsi, la Turquie va se heurter à la fois aux Américains, soutiens des Kurdes, et aux Russes, soutiens de Assad, qui ne pourront pas laisser un Etat kurde en Syrie. Pour cela, la Turquie a été tenté d'envahir le Nord de la Syrie et le Nord de l'Irak.

Un peu comme avec les bases "secrètes" américaines en Syrie et en Jordanie, la Turquie est évidemment présente dans ces régions. Personne n'a les moyens de l'en empêcher. Mais, la Turquie va alors aussi se heurter à l'Irak et à la Syrie qui ont chacune des peuplements kurdes dont l'indépendance, unique ou dédoublée, serait de toutes façons une atteinte à leurs souveraineté et bien entendu aux Etats-Unis en Irak et à la Russie en Syrie.

La Turquie a un autre jeu à jouer qui consiste à s'insérer dans le mécanisme d'Astana monté par le duo fertile Poutine - Lavrov par lequel le territoire syrien serait "neutralisé" de ses rebelles qu'ils soient kurdes ou autres, Peut être suffira t'il à la Turquie de revendiquer le contrôle des enclaves du Nord de la Syrie pour lui éviter de se heurter aux uns et aux autres.

Et la Turquie a un autre élément à faire jouer dans le Nord de la Syrie : les populations turkmènes de langue turc qui peuvent chercher à se rapprocher d'Ankara. La Turquie se poserait alors en protectrice de "turcs de l'étranger" et agirait ainsi qu'on l'a connu lors des prolégomènes de la Deuxième Guerre Mondiale ... Autant dire qu'on a fait la guerre pour moins que cela ...

4 - Le péril "saoudien"

La péninsule arabique avec les émirats du Golfe et l'Arabie Saoudite a joué un rôle extrêmement pervers dans le conflit irako-syrien. Ses liens avec l'Etat islamique, mais surtout avec les "rebelles modérés" soutenus par Washington, ont probablement été activés par la géostratégie aberrante des Etats-Unis. L'implication de ces monarchies dans l'aventure "démocratique" des "printemps arabes" est discutée, mais probable.

Or, il vient de se passer deux événements.

Le prince héritier de la dynastie saoudienne vient de se lancer dans une opération "mains propres" qui vient de purger la classe dirigeante saoudienne. Il est présumable que cette opération "vertueuse" comporte un objectif d'éliminer des tendances dirigeantes qui ont conduit à l'impasse actuelle. C'est semble t'il le premier événement.

Le second événement qui doit attirer l'attention est la "fuite" ou l'"enlèvement" - on ne sait pas encore - du Premier ministre libanais Hariri à Ryad. Or Hariri est un fils d'un autre Hariri, ancien Premier ministre du Liban, assassiné à Beyrouth en 2005 à la demande de la Syrie. Les Hariri, outre d'être des "amis de Jacques Chirac", le sont aussi du régime saoudien. Mais, la responsabilité de la Syrie a été écartée par une enquête internationale. On a ensuite successivement accusé Israël, puis l'Iran de cet assassinat. On n'en sait toujours rien. Sauf que le fils Hariri crie qu'on veut l'assassiner et qu'il ne reviendra pas au Liban ...

On ne résiste pas à la tentation de rappeler que le couple Chirac, à sa sortie de l'Elysée en mai 2007 "va s'installer dans un immeuble sur les quais de Seine, dans un appartement de 396 m² appartenant à la famille Hariri." (d'après Wikipedia). La chose semble sans rapport avec le conflit actuel, mais ... quelques années plus tard, Laurent Fabius s'illustre par un soutien total aux monarchies du Golfe et aux "rebelles démocratiques" de Syrie, poussant de nombreux jeunes français à partir mourir aux côtés de leurs coreligionnaires sunnites. Notamment de l'Etat islamique ..

Ryad peut il reprendre la main en Syrie en doublant son soutien aux rebelles "modérés" de Washington d'un soutien à un renversement de régime au Liban ? Un Liban dans lequel le Hezbolla pro-iranien qui ouvre à l'Iran un rivage méditerranéen à travers l'Irak, la Syrie et le Liban.

5 - Le péril américain

La plupart des avis d'experts - écarter pour celà les articles du New York Times et du Washington Post et leurs copies européennes dans Le Monde, Le Figaro, The Times, The Guardian, etc ... - convergent pour estimer que la géostratégie américiane depuis cinquante ans est une catastrophe. Le plus comique de cette géostratégie est que même le picaresque Trump qui a été élu sur un programme qu'on disait "isolationiste", a serré la main de Poutine faisant ce qu'il disait comme candidat, et, quelques jours plus tard, a bombardé un aéroport syrien sous la protection russe, poursuivant la politique erronnée de ses prédecesseurs. Il y a toujours autant d'avions américains dans le ciel irakien ou syrien et de bases "secrètes" dans le désert syrien. Toujours autant d'armes de subsides à destination des groupes "rebeles modérés", ...

Alors que l'Amérique, avec Trump candidat, avait les moyens politiques de renverser sa géostratégie catastrophique depuis les administrations Busch, Clinton et Obama, l'influence des clubs qui utilisent le chaos mondial pour établir un impérialisme mondialisé est telle que Trump élu poursuit impertubablement les erreurs dénoncées depuis cinquante ans.

Il est vrai que l'inconsistence du personnage lui permet de tenir un discours tandis que son Administration mène une autre politique .... Ainsi, Trump vient il de déclarer qu'il fallait rechercher l'amitié de la Russie parce que le problème de l'heure est celui de la Corée du Nord ... Son administration qui avait été si rapide à envahir l'Irak pour des armes de destruction massive qui n'existaient pas, n'a toujours rien fait en Corée du Nord qui possède bombes nucléaires, missiles balistiques et plusieurs millions de soldats sur-entraînés.

Le véritable péril américain tient à la folie qui a frappé sa classe dirigeante, plus encore que sa richesse faramineuse qui lui permet des "fantaisies charmantes" comme aucun magnat n'a jamais pu s'en payer. Le plus grand danger serait une nouvelle intervention au sol précédée d'un bombardement géant de la Syrie pour contraindre le départ des Russes.

Or de ce point de vue, les Etats-Unis ont renoncé en 2012 à envoyer la moindre troupe au sol en Syrie, sauf des troupes spéciales chargées de combler les "trous" professionnels des militaires de fortune que sont les rebelles "modérés" ou non ... Engager maintenant des troupes au sol serait se heurter aux bandes que les Etats-Unis et leurs alliés - dont la France, ce qui ne fait pas honneur au sens stratégique de nos dirigeants - ont armés et excités, mais qui les considéreraient comme des troupes d'invasion.

Identifier le péril américain revient à détecter l'objectif américain. Très clairement - et Fabius l'avait bien compris - ce but se limite à l'élimunation du président syrien et de son régime. Pour quelle raison ? Atteinte à la "démocratie", voilà la seule raison officielle. Seule la stupidité des clubs de pensée liés aux universités et aux chaînes de journaux peut expliquer un tel gâchis.

Très clairement, les Etats-Unis ont depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale éliminés la France et le Royaume-Uni du Proche-Orient et les y remplacé. Or, ces deux anciennes puissances avaient des agendas colonialistes dont la "religion" était la "gloire" de la France ou de l'Angleterre .... Ils ont perdu la "bataille" il y a longtemps. Les Etats-Unis ont remplacé le colonialisme par l'impérialisme qui se fonde ici sur une idéologie vaguement démocratique qui en est comme la "religion". Mais, au Proche-Orient, les Etats-Unis ont obtenu l'effondrement des puissance colonialistes en renforçant l'islam. Et les américains n'ont à oppposer à l'islam que leur "religion" démocratique. Ils ne font pas le poids et, malgré les trente ans de destruiction en Afghanistan, en Irak et en Syrie, jamais l'islam n'a été plus fort ni plus conquérant.

Trois pays profitent de l'impéritie américaine et constituent ensemble le péril "américain" : la Turquie sunnite, l'Iran chiite et l'Arabie wahabbite. Or, l'Amérique est encore persuadée de contrôler ces trois régimes. Y croire, c'est ne plus voir le péril "américain" ...

6 - Que va t'on voir apparaître au détour du tournant ?

La stratégie de la Russie semble se fonder sur la pacification de la Syrie. Une fois la Syrie pacifiée, le régime Assad pourrait tomber. Ou non. Mais la stratégie russe exige de mettre d'accord beaucoup de gens. Ceux dont on a parlé : Américains, Turcs, Irakiens et Iraniens, Saoudiens. Et ceux dont on n'a pas encore parlé : les Israeliens.

Si on excepte l'Irak et l'Iran, l'objectif russe de pacification de la Syrie ne convient à aucun des Etats précités.

Toute la question est de savoir si les Russes auront les moyens de faire respecter une pacification. Il semble que personne ne se soucie de se heurter aux armées russes. On veut bien leur opposer quelques bandes de voleurs de poules hativement équipés d'armes dont ils ne connaissent pas le maniement. Quand des F-16 américians s'affronteront à des Soukhoi russes, que se passera t'il ? Quand un croiseur américain s'engagera devant une frégate ou un sous-marin russe, que se passera t'il ?

On se rappelle que deux F-16 turcs ont abattu un Soukhoi-24 russe courant 2016. L'incident a conduit Erdogan à rechercher l'amitié de Poutine, plutôt qu'il n'a précipité la guerre. Et pourtant ce n'était pas l'envie qui manquait à Erdogan. On se rappelle aussi que l'US Navy a été capable de lancer 60 missiles de croisière à quelques kilomètres du bouclier radio-électrique de défense russe ...

On sait aussi que l'engagement des forces russes est relativement limité. 60 chasseur-bombardiers, 50 hélicoptères de combat, deux brigades d'appui au sol pour les bases du bord de mer. Et l'aviation stratégique à longue distance, complétée de la Marine russe depuis la Caspienne et depuis la Méditerranée. La Russie a t'elle les moyens de faire plus sans dégarnir sa défense nationale ? Elle peut chercher l'appui de ses alliés.

L'alliance Iran - Russie contraint la Turquie au moins à la neutralité. L'Irak est, par sa classe dirigeant actuelle, liée à l'Iran et s'est beaucoup rapprochée de la Russie. Aucun de ces pays ne présente un danger militaire pour la Russie. L'Arabie est loin et n'a pas les moyens militaires à distance sans l'accord des Etats-Unis. Seule, l'Amérique est un danger. La Turquie est une fausse alliée, et les autres Etats musulmans ne sont pas plus fiables. Les autres occidentaux sont pratiquement désarmés. Si elle veut aller au sol, l'Amérique sera seule. Mais, elle est loin de chez elle et pour contrer la Russie, elle sera bien plus tentée d'une action en Ukraine et en Pologne, que de s'enliser au Proche-Orient.

En fait, dans l'affaire syrienne, le danger américain est en Europe ! Une Europe sans défense, et sans armée. A demie envahie déjà et à demie occupée, par les uns ou par les autres. Une Europe en danger d'une guerre qui ne la concernera pas, qui la traversera comme les bandes armées de deux seigneurs de l'an Mil s'affrontaient dans les champs de leurs manants. Qui parfois leur servaient de valets d'arme.

Toujours est-il que les survivants des bandes armées rebelles seront poussées par les Etats-Unis à combattre à la fois les Russes et les Iraniens, les Syriens et les Irakiens. Ce sera beaucoup pour elles. Tant que la Turquie ne revienne sur ses alliances ...


Revue THOMAS (c) 2017